Quatre vingt-treize

LES HOMMES

 

Le paysan a deux points d’appui : lechamp qui le nourrit, le bois qui le cache.

Ce qu’étaient les forêts bretonnes, on se lefigurerait difficilement ; c’étaient des villes. Rien de plussourd, de plus muet et de plus sauvage que ces inextricablesenchevêtrements d’épines et de branchages ; ces vastesbroussailles étaient des gîtes d’immobilité et de silence ;pas de solitude d’apparence plus morte et plus sépulcrale ; sil’on eût pu, subitement et d’un seul coup pareil à l’éclair, couperles arbres, on eût brusquement vu dans cette ombre un fourmillementd’hommes.

Des puits ronds et étroits, masqués au dehorspar des couvercles de pierre et de branches, verticaux, puishorizontaux, s’élargissant sous terre en entonnoir, et aboutissantà des chambres ténébreuses, voilà ce que Cambyse trouva en Égypteet ce que Westermann trouva en Bretagne ; là c’était dans ledésert, ici c’était dans la forêt ; dans les caves d’Égypte ily avait des morts, dans les caves de Bretagne il y avait desvivants. Une des plus sauvages clairières du bois de Misdon, touteperforée de galeries et de cellules où allait et venait un peuplemystérieux, s’appelait « la Grande ville ». Une autreclairière, non moins déserte en dessus et non moins habitée endessous, s’appelait « la Place royale ».

Cette vie souterraine était immémoriale enBretagne. De tout temps l’homme y avait été en fuite devantl’homme. De là les tanières de reptiles creusées sous les arbres.Cela datait des druides, et quelques-unes de ces cryptes étaientaussi anciennes que les dolmens. Les larves de la légende et lesmonstres de l’histoire, tout avait passé sur ce noir pays,Teutatès, César, Hoël, Néomène, Geoffroy d’Angleterre,Alain-gant-de-fer, Pierre Mauclerc, la maison française de Blois,la maison anglaise de Montfort, les rois et les ducs, les neufbarons de Bretagne, les juges des Grands-Jours, les comtes deNantes querellant les comtes de Rennes, les routiers, lesmalandrins, les grandes compagnies, René II, vicomte de Rohan, lesgouverneurs pour le roi, le « bon duc de Chaulnes »branchant les paysans sous les fenêtres de madame de Sévigné, auquinzième siècle les boucheries seigneuriales, au seizième et audix-septième siècle les guerres de religion, au dix-huitième siècleles trente mille chiens dressés à chasser aux hommes ; sous cepiétinement effroyable le peuple avait pris le parti dedisparaître. Tour à tour les troglodytes pour échapper aux Celtes,les Celtes pour échapper aux Romains, les Bretons pour échapper auxNormands, les huguenots pour échapper aux catholiques, lescontrebandiers pour échapper aux gabelous, s’étaient réfugiésd’abord dans les forêts, puis sous la terre. Ressource des bêtes.C’est là que la tyrannie réduit les nations. Depuis deux mille ans,le despotisme sous toutes ses espèces, la conquête, la féodalité,le fanatisme, le fisc, traquait cette misérable Bretagneéperdue ; sorte de battue inexorable qui ne cessait sous uneforme que pour recommencer sous l’autre. Les hommes seterraient.

L’épouvante, qui est une sorte de colère,était toute prête dans les âmes, et les tanières étaient toutesprêtes dans les bois, quand la république française éclata. LaBretagne se révolta, se trouvant opprimée par cette délivrance deforce. Méprise habituelle aux esclaves.

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