Quatre vingt-treize

NOBLESSE ET ROTURE MÊLÉES

 

Le commandant et le second remontèrent sur lepont et se mirent à marcher côte à côte en causant. Ils parlaientévidemment de leur passager, et voici à peu près le dialogue que levent dispersait dans les ténèbres.

Boisberthelot grommela à demi-voix à l’oreillede La Vieuville :

– Nous allons voir si c’est un chef.

La Vieuville répondit :

– En attendant, c’est un prince.

– Presque.

– Gentilhomme en France, mais prince enBretagne.

– Comme les La Trémoille, comme les Rohan.

– Dont il est l’allié.

Boisberthelot reprit :

– En France et dans les carrosses du roi, ilest marquis comme je suis comte et comme vous êtes chevalier.

– Ils sont loin les carrosses ! s’écriaLa Vieuville.

Nous en sommes au tombereau.

Il y eut un silence.

Boisberthelot repartit :

– À défaut d’un prince français, on prend unprince breton.

– Faute de grives…

– Non, faute d’un aigle, on prend uncorbeau.

– J’aimerais mieux un vautour, ditBoisberthelot.

Et La Vieuville répliqua :

– Certes ! un bec et des griffes.

– Nous allons voir.

– Oui, reprit La Vieuville, il est temps qu’ily ait un chef. Je suis de l’avis de Tinténiac : un chef,et de la poudre ! Tenez, commandant, je connais à peuprès tous les chefs possibles et impossibles ; ceux d’hier,ceux d’aujourd’hui et ceux de demain ; pas un n’est la cabochede guerre qu’il nous faut. Dans cette diable de Vendée, il faut ungénéral qui soit en même temps un procureur ; il faut ennuyerl’ennemi, lui disputer le moulin, le buisson, le fossé, le caillou,lui faire de mauvaises querelles, tirer parti de tout, veiller àtout, massacrer beaucoup, faire des exemples, n’avoir ni sommeil nipitié. À cette heure, dans cette armée de paysans, il y a deshéros, il n’y a pas de capitaines. D’Elbée est nul, Lescure estmalade, Bonchamps fait grâce ; il est bon, c’est bête ;La Rochejaquelein est un magnifique sous-lieutenant ; Silz estun officier de rase campagne, impropre à la guerre d’expédients.Cathelineau est un charretier naïf, Stofflet est un garde-chasserusé, Bérard est inepte, Boulainvilliers est ridicule, Charette esthorrible. Et je ne parle pas du barbier Gaston. Car,mordemonbleu ! à quoi bon chamailler la révolution et quelledifférence y a-t-il entre les républicains et nous si nous faisonscommander les gentilshommes par les perruquiers ?

– C’est que cette chienne de révolution nousgagne, nous aussi.

– Une gale qu’a la France !

– Gale du tiers état, reprit Boisberthelot.L’Angleterre seule peut nous tirer de là.

– Elle nous en tirera, n’en doutez pas,capitaine.

– En attendant, c’est laid.

– Certes, des manants partout ; lamonarchie qui a pour général en chef Stofflet, garde-chasse deM. de Maulevrier, n’a rien à envier à la république qui apour ministre Pache, fils du portier du duc de Castries. Quelvis-à-vis que cette guerre de la Vendée : d’un côté Santerrele brasseur, de l’autre Gaston le merlan !

– Mon cher La Vieuville, je fais un certaincas de ce Gaston. Il n’a point mal agi dans son commandement deGuéménée. Il a gentiment arquebusé trois cents bleus après leuravoir fait creuser leur fosse par eux-mêmes.

– À la bonne heure ; mais je l’eusse faittout aussi bien que lui.

– Pardieu, sans doute. Et moi aussi.

– Les grands actes de guerre, reprit LaVieuville, veulent de la noblesse dans qui les accomplit. Ce sontchoses de chevaliers et non de perruquiers.

– Il y a pourtant dans ce tiers état, répliquaBoisberthelot, des hommes estimables. Tenez, par exemple, cethorloger Joly. Il avait été sergent au régiment de Flandre ;il se fait chef vendéen ; il commande une bande de lacôte ; il a un fils, qui est républicain, et, pendant que lepère sert dans les blancs, le fils sert dans les bleus. Rencontre.Bataille. Le père fait prisonnier son fils, et lui brûle lacervelle.

– Celui-là est bien, dit La Vieuville.

– Un Brutus royaliste, repritBoisberthelot.

– Cela n’empêche pas qu’il est insupportabled’être commandé par un Coquereau, un Jean-Jean, un Moulins, unFocart, un Bouju, un Chouppes !

– Mon cher chevalier, la colère est la même del’autre côté. Nous sommes pleins de bourgeois ; ils sontpleins de nobles. Croyez-vous que les sans-culottes soient contentsd’être commandés par le comte de Canclaux, le vicomte de Miranda,le vicomte de Beauharnais, le comte de Valence, le marquis deCustine et le duc de Biron !

– Quel gâchis !

– Et le duc de Chartres !

– Fils d’Égalité. Ah çà, quand sera-t-il roi,celui-là ?

– Jamais !

– Il monte au trône. Il est servi par sescrimes.

– Et desservi par ses vices, ditBoisberthelot.

Il y eut encore un silence, et Boisberthelotpoursuivit :

– Il avait pourtant voulu se réconcilier. Ilétait venu voir le roi. J’étais là, à Versailles, quand on lui acraché dans le dos.

– Du haut du grand escalier ?

– Oui.

– On a bien fait.

– Nous l’appelions Bourbon le Bourbeux.

– Il est chauve, il a des pustules, il estrégicide, pouah !

Et La Vieuville ajouta :

– Moi, j’étais à Ouessant avec lui.

– Sur le Saint-Esprit ?

– Oui.

– S’il eût obéi au signal de tenir le vent quelui faisait l’amiral d’Orvilliers, il empêchait les Anglais depasser.

– Certes.

– Est-il vrai qu’il se soit caché à fond decale ?

– Non. Mais il faut le dire tout de même.

Et La Vieuville éclata de rire.

Boisberthelot repartit :

– Il y a des imbéciles. Tenez, ceBoulainvilliers dont vous parliez, La Vieuville, je l’ai connu, jel’ai vu de près. Au commencement, les paysans étaient armés depiques ; ne s’était-il pas fourré dans la tête d’en faire despiquiers ? Il voulait leur apprendre l’exercice de lapique-en-biais et de la pique-traînante-le-fer-devant. Il avaitrêvé de transformer ces sauvages en soldats de ligne. Il prétendaitleur enseigner à émousser les angles d’un carré et à faire desbataillons à centre vide. Il leur baragouinait la vieille languemilitaire ; pour dire un chef d’escouade, il disait un capd’escade, ce qui était l’appellation des caporaux sous LouisXIV. Il s’obstinait à créer un régiment avec tous cesbraconniers ; il avait des compagnies régulières dont lessergents se rangeaient en rond tous les soirs, recevant le mot etle contre-mot du sergent de la colonelle qui les disait tout bas ausergent de la lieutenance, lequel les disait à son voisin qui lestransmettait au plus proche, et ainsi d’oreille en oreille jusqu’audernier. Il cassa un officier qui ne s’était pas levé tête nue pourrecevoir le mot d’ordre de la bouche du sergent. Vous jugez commecela a réussi. Ce butor ne comprenait pas que les paysans veulentêtre menés à la paysanne, et qu’on ne fait pas des hommes decaserne avec des hommes des bois. Oui, j’ai connu ceBoulainvilliers-là.

Ils firent quelques pas, chacun songeant deson côté.

Puis la causerie continua :

– À propos, se confirme-t-il que Dampierresoit tué ?

– Oui, commandant.

– Devant Condé ?

– Au camp de Pamars ; d’un boulet decanon.

Boisberthelot soupira.

– Le comte de Dampierre. Encore un des nôtresqui était des leurs !

– Bon voyage ! dit La Vieuville.

– Et Mesdames ? où sont-elles ?

– À Trieste.

– Toujours ?

– Toujours.

Et La Vieuville s’écria :

– Ah ! cette république ! Que dedégâts pour peu de chose ! Quand on pense que cette révolutionest venue pour un déficit de quelques millions !

– Se défier des petits points de départ, ditBoisberthelot.

– Tout va mal, reprit La Vieuville.

– Oui, La Rouarie est mort, Du Dresnay estidiot. Quels tristes meneurs que tous ces évêques, ce Coucy,l’évêque de La Rochelle, ce Beaupoil Saint-Aulaire, l’évêque dePoitiers, ce Mercy, l’évêque de Luçon, amant de madame del’Eschasserie…

– Laquelle s’appelle Servanteau, vous savez,commandant : l’Eschasserie est un nom de terre.

– Et ce faux évêque d’Agra, qui est curé de jene sais quoi !

– De Dol. Il s’appelle Guillot de Folleville.Il est brave, du reste, et se bat.

– Des prêtres quand il faudrait dessoldats ! Des évêques qui ne sont pas des évêques ! desgénéraux qui ne sont pas des généraux !

La Vieuville interrompit Boisberthelot.

– Commandant, vous avez le Moniteurdans votre cabine ?

– Oui.

– Qu’est-ce donc qu’on joue à Paris dans cemoment-ci ?

– Adèle et Paulin, et la Caverne.

– Je voudrais voir ça.

– Vous le verrez. Nous serons à Paris dans unmois.

Boisberthelot réfléchit un moment etajouta :

– Au plus tard. M. Windham l’a dit àmilord Hood.

– Mais alors, commandant, tout ne va pas simal ?

– Tout irait bien, parbleu, à la condition quela guerre de Bretagne fût bien conduite.

La Vieuville hocha la tête.

– Commandant, reprit-il, débarquerons-nousl’infanterie de marine ?

– Oui, si la côte est pour nous ; non, sielle est hostile. Quelquefois il faut que la guerre enfonce lesportes, quelquefois il faut qu’elle se glisse. La guerre civiledoit toujours avoir dans sa poche une fausse clef. On fera lepossible. Ce qui importe, c’est le chef.

Et Boisberthelot, pensif, ajouta :

– La Vieuville, que penseriez-vous duchevalier de Dieuzie ?

– Du jeune ?

– Oui.

– Pour commander ?

– Oui.

– Que c’est encore un officier de plaine et debataille rangée. La broussaille ne connaît que le paysan.

– Alors, résignez-vous au général Stofflet etau général Cathelineau.

La Vieuville rêva un moment et dit :

– Il faudrait un prince, un prince de France,un prince du sang. Un vrai prince.

– Pourquoi ? Qui dit prince…

– Dit poltron. Je le sais, commandant. Maisc’est pour l’effet sur les gros yeux bêtes des gars.

– Mon cher chevalier, les princes ne veulentpas venir.

– On s’en passera.

Boisberthelot fit ce mouvement machinal quiconsiste à se presser le front avec la main, comme pour en fairesortir une idée.

Il reprit :

– Enfin, essayons de ce général-ci.

– C’est un grand gentilhomme.

– Croyez-vous qu’il suffira ?

– Pourvu qu’il soit bon ! dit LaVieuville.

– C’est-à-dire féroce, dit Boisberthelot.

Le comte et le chevalier se regardèrent.

– Monsieur du Boisberthelot, vous avez dit lemot. Féroce. Oui, c’est là ce qu’il nous faut. Ceci est la guerresans miséricorde. L’heure est aux sanguinaires. Les régicides ontcoupé la tête à Louis XVI, nous arracherons les quatre membres auxrégicides. Oui, le général nécessaire est le général Inexorable.Dans l’Anjou et le haut Poitou, les chefs font lesmagnanimes ; on patauge dans la générosité ; rien ne va.Dans le Marais et dans le pays de Retz, les chefs sont atroces,tout marche. C’est parce que Charette est féroce qu’il tient tête àParrein. Hyène contre hyène.

Boisberthelot n’eut pas le temps de répondre àLa Vieuville. La Vieuville eut la parole brusquement coupée par uncri désespéré, et en même temps on entendit un bruit qui neressemblait à aucun des bruits qu’on entend. Ce cri et ces bruitsvenaient du dedans du navire.

Le capitaine et le lieutenant se précipitèrentvers l’entrepont, mais ne purent y entrer. Tous les canonniersremontaient éperdus.

Une chose effrayante venait d’arriver.

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