Quatre vingt-treize

LA MORT PARLE

 

La mère avait regardé cette chose obscurepasser, mais n’avait pas compris ni cherché à comprendre, ayantdevant les yeux une autre vision, ses enfants perdus dans lesténèbres.

Elle sortit du village, elle aussi, peu aprèsle cortège qui venait de défiler, et suivit la même route, àquelque distance en arrière de la deuxième escouade de gendarmes.Subitement le mot « guillotine » lui revint ;« guillotine », pensa-t-elle ; cette sauvage,Michelle Fléchard, ne savait pas ce que c’était ; maisl’instinct avertit ; elle eut, sans pouvoir dire pourquoi, unfrémissement, il lui sembla horrible de marcher derrière cela, etelle prit à gauche, quitta la route, et s’engagea sous des arbresqui étaient la forêt de Fougères.

Après avoir rôdé quelque temps, elle aperçutun clocher et des toits, c’était un des villages de la lisière dubois, elle y alla. Elle avait faim.

Ce village était un de ceux où lesrépublicains avaient établi des postes militaires.

Elle pénétra jusqu’à la place de lamairie.

Dans ce village-là aussi il y avait émoi etanxiété. Un rassemblement se pressait devant un perron de quelquesmarches qui était l’entrée de la mairie. Sur ce perron onapercevait un homme escorté de soldats qui tenait à la main ungrand placard déployé. Cet homme avait à sa droite un tambour et àsa gauche un afficheur portant un pot à colle et un pinceau.

Sur le balcon au-dessus de la porte le maireétait debout, ayant son écharpe tricolore mêlée à ses habits depaysan.

L’homme au placard était un crieur public.

Il avait son baudrier de tournée auquel étaitsuspendue une petite sacoche, ce qui indiquait qu’il allait devillage en village et qu’il avait quelque chose à crier dans toutle pays.

Au moment où Michelle Fléchard approcha, ilvenait de déployer le placard, et il en commençait la lecture. Ildit d’une voix haute :

– « République française. Une etindivisible. »

Le tambour fit un roulement. Il y eut dans lerassemblement une sorte d’ondulation. Quelques-uns ôtèrent leursbonnets ; d’autres renfoncèrent leurs chapeaux. Dans cetemps-là et dans ce pays-là, on pouvait presque reconnaîtrel’opinion à la coiffure ; les chapeaux étaient royalistes, lesbonnets étaient républicains. Les murmures de voix confusescessèrent, on écouta, le crieur lut :

« … En vertu des ordres à nous donnés etdes pouvoirs à nous délégués par le Comité de salut public…

Il y eut un deuxième roulement de tambour. Lecrieur poursuivit :

« … Et en exécution du décret de laConvention nationale qui met hors la loi les rebelles pris lesarmes à la main, et qui frappe de la peine capitale quiconque leurdonnera asile ou les fera évader… »

Un paysan demanda bas à son voisin :

– Qu’est-ce que c’est que ça, la peinecapitale ?

Le voisin répondit :

– Je ne sais pas.

Le crieur agita le placard :

« … Vu l’article 17 de la loi du 30 avrilqui donne tout pouvoir aux délégués et aux subdélégués contre lesrebelles,

« Sont mis hors la loi… »

Il fit une pause et reprit :

– « … Les individus désignés sous lesnoms et surnoms qui suivent… »

Tout l’attroupement prêta l’oreille.

La voix du crieur devint tonnante. Ildit :

– « … Lantenac, brigand. »

– C’est monseigneur, murmura un paysan.

Et l’on entendit dans la foule cechuchotement :

– C’est monseigneur.

Le crieur reprit :

« … Lantenac, ci-devant marquis, brigand.L’Imânus, brigand… »

Deux paysans se regardèrent de côté.

– C’est Gouge-le-Bruant.

– Oui, c’est Brise-Bleu.

Le crieur continuait de lire laliste :

– « … Grand-Francœur, brigand… »

Le rassemblement murmura :

– C’est un prêtre.

– Oui, monsieur l’abbé Turmeau.

– Oui, quelque part, du côté du bois de laChapelle, il est curé.

– Et brigand, dit un homme à bonnet.

Le crieur lut :

– « … Boisnouveau, brigand. – Les deuxfrères Pique-en-bois, brigands. – Houzard, brigand… »

– C’est monsieur de Quélen, dit un paysan.

– « Panier, brigand… »

– C’est monsieur Sepher.

– « … Place-nette, brigand… »

– C’est monsieur Jamois.

Le crieur poursuivait sa lecture sanss’occuper de ces commentaires.

– « … Guinoiseau, brigand. – Chatenay,dit Robi, brigand… »

Un paysan chuchota :

– Guinoiseau est le même que le Blond,Chatenay est de Saint-Ouen.

– « … Hoisnard, brigand », reprit lecrieur.

Et l’on entendit dans la foule :

– Il est de Ruillé.

– Oui, c’est Branche-d’Or.

– Il a eu son frère tué à l’attaque dePontorson.

– Oui, Hoisnard-Malonnière.

– Un beau jeune homme de dix-neuf ans.

– Attention, dit le crieur. Voici la fin de laliste :

– « … Belle-Vigne, brigand. – La Musette,brigand. – Sabre-tout, brigand. – Brin-d’Amour, brigand… »

Un garçon poussa le coude d’une fille. Lafille sourit.

Le crieur continua :

– « … Chante-en-hiver, brigand. – LeChat, brigand… »

Un paysan dit :

– C’est Moulard.

– « … Tabouze, brigand… »

Un paysan dit :

– C’est Gauffre.

– Ils sont deux, les Gauffre, ajouta unefemme.

– Tous des bons, grommela un gars.

Le crieur secoua l’affiche et le tambourbattit un ban.

Le crieur reprit sa lecture :

– « … Les susnommés, en quelque lieuqu’ils soient saisis, et après l’identité constatée, serontimmédiatement mis à mort. »

Il y eut un mouvement.

Le crieur poursuivit :

– « … Quiconque leur donnera asile ouaidera à leur évasion sera traduit en cour martiale, et mis à mort.Signé… »

Le silence devint profond.

– « … Signé : le délégué du Comitéde salut public, CIMOURDAIN. »

– Un prêtre, dit un paysan.

– L’ancien curé de Parigné, dit un autre.

Un bourgeois ajouta :

– Turmeau et Cimourdain. Un prêtre blanc et unprêtre bleu.

– Tous deux noirs, dit un autre bourgeois.

Le maire, qui était sur le balcon, souleva sonchapeau, et cria :

– Vive la république !

Un roulement de tambour annonça que le crieurn’avait pas fini. En effet il fit un signe de la main.

– Attention, dit-il. Voici les quatredernières lignes de l’affiche du gouvernement. Elles sont signéesdu chef de la colonne d’expédition des Côtes-du-Nord, qui est lecommandant Gauvain.

– Écoutez ! dirent les voix de lafoule.

Et le crieur lut :

– « Sous peine de mort… »

Tous se turent.

– « … Défense est faite, en exécution del’ordre ci-dessus, de porter aide et secours aux dix-neuf rebellessusnommés qui sont à cette heure investis et cernés dans laTourgue. »

– Hein ? dit une voix.

C’était une voix de femme. C’était la voix dela mère.

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