Quatre vingt-treize

UN COIN NON TREMPÉ DANS LE STYX

 

Un tel homme était-il un homme ? Leserviteur du genre humain pouvait-il avoir une affection ?N’était-il pas trop une âme pour être un cœur ? Cetembrassement énorme qui admettait tout et tous, pouvait-il seréserver à quelqu’un ? Cimourdain pouvait-il aimer ?Disons-le. Oui.

Étant jeune et précepteur dans une maisonpresque princière, il avait eu un élève, fils et héritier de lamaison, et il l’aimait. Aimer un enfant est si facile. Que nepardonne-t-on pas à un enfant ? On lui pardonne d’êtreseigneur, d’être prince, d’être roi. L’innocence de l’âge faitoublier les crimes de la race ; la faiblesse de l’être faitoublier l’exagération du rang. Il est si petit qu’on lui pardonned’être grand. L’esclave lui pardonne d’être le maître. Le vieillardnègre idolâtre le marmot blanc. Cimourdain avait pris en passionson élève. L’enfance a cela d’ineffable qu’on peut épuiser sur elletous les amours. Tout ce qui pouvait aimer dans Cimourdain s’étaitabattu, pour ainsi dire, sur cet enfant ; ce doux êtreinnocent était devenu une sorte de proie pour ce cœur condamné à lasolitude. Il l’aimait de toutes les tendresses à la fois, commepère, comme frère, comme ami, comme créateur. C’était sonfils ; le fils, non de sa chair, mais de son esprit. Iln’était pas le père, et ce n’était pas son œuvre ; mais ilétait le maître, et c’était son chef-d’œuvre. De ce petit seigneur,il avait fait un homme. Qui sait ? Un grand homme peut-être.Car tels sont les rêves. À l’insu de la famille, – a-t-on besoin depermission pour créer une intelligence, une volonté et unedroiture ? – il avait communiqué au jeune vicomte, son élève,tout le progrès qu’il avait en lui ; il lui avait inoculé levirus redoutable de sa vertu ; il lui avait infusé dans lesveines sa conviction, sa conscience, son idéal ; dans cecerveau d’aristocrate, il avait versé l’âme du peuple.

L’esprit allaite ; l’intelligence est unemamelle. Il y a analogie entre la nourrice qui donne son lait et leprécepteur qui donne sa pensée. Quelquefois le précepteur est pluspère que le père, de même que souvent la nourrice est plus mère quela mère.

Cette profonde paternité spirituelle liaitCimourdain à son élève. La seule vue de cet enfantl’attendrissait.

Ajoutons ceci : remplacer le père étaitfacile, l’enfant n’en avait plus ; il était orphelin ;son père était mort, sa mère était morte ; il n’avait pourveiller sur lui qu’une grand’mère aveugle et un grand-oncle absent.La grand’mère mourut ; le grand-oncle, chef de la famille,homme d’épée et de grande seigneurie, pourvu de charges à la cour,fuyait le vieux donjon de famille, vivait à Versailles, allait auxarmées, et laissait l’orphelin seul dans le château solitaire. Leprécepteur était donc le maître, dans toute l’acception du mot.

Ajoutons ceci encore : Cimourdain avaitvu naître l’enfant qui avait été son élève. L’enfant, orphelin toutpetit, avait eu une maladie grave. Cimourdain, en ce danger demort, l’avait veillé jour et nuit ; c’est le médecin quisoigne, c’est le garde-malade qui sauve, et Cimourdain avait sauvél’enfant. Non seulement son élève lui avait dû l’éducation,l’instruction, la science ; mais il lui avait dû laconvalescence et la santé ; non seulement son élève lui devaitde penser ; mais il lui devait de vivre. Ceux qui nous doiventtout, on les adore ; Cimourdain adorait cet enfant.

L’écart naturel de la vie s’était fait.L’éducation finie, Cimourdain avait dû quitter l’enfant devenujeune homme. Avec quelle froide et inconsciente cruauté cesséparations-là se font ! Comme les familles congédienttranquillement le précepteur qui laisse sa pensée dans un enfant,et la nourrice qui y laisse ses entrailles ! Cimourdain, payéet mis dehors, était sorti du monde d’en haut et rentré dans lemonde d’en bas ; la cloison entre les grands et les petitss’était refermée ; le jeune seigneur, officier de naissance etfait d’emblée capitaine, était parti pour une garnisonquelconque ; l’humble précepteur, déjà au fond de son cœurprêtre insoumis, s’était hâté de redescendre dans cet obscurrez-de-chaussée de l’Église, qu’on appelait le bas clergé ; etCimourdain avait perdu de vue son élève.

La Révolution était venue ; le souvenirde cet être dont il avait fait un homme, avait continué de couveren lui, caché, mais non éteint, par l’immensité des chosespubliques.

Modeler une statue et lui donner la vie, c’estbeau ; modeler une intelligence et lui donner la vérité, c’estplus beau encore. Cimourdain était le Pygmalion d’une âme.

Un esprit peut avoir un enfant.

Cet élève, cet enfant, cet orphelin, était leseul être qu’il aimât sur la terre.

Mais, même dans une telle affection, un telhomme était-il vulnérable ?

On va le voir.

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