Quatre vingt-treize

CONNIVENCE DES HOMMES ET DES FORÊTS

 

Les tragiques forêts bretonnes reprirent leurvieux rôle et furent servantes et complices de cette rébellion,comme elles l’avaient été de toutes les autres.

Le sous-sol de telle forêt était une sorte demadrépore percé et traversé en tous sens par une voirie inconnue desapes, de cellules et de galeries. Chacune de ces cellules aveuglesabritait cinq ou six hommes. La difficulté était d’y respirer. On ade certains chiffres étranges qui font comprendre cette puissanteorganisation de la vaste émeute paysanne. En Ille-et-Vilaine, dansla forêt du Pertre, asile du prince de Talmont, on n’entendait pasun souffle, on ne trouvait pas une trace humaine, et il y avait sixmille hommes avec Focard ; en Morbihan, dans la forêt deMeulac, on ne voyait personne, et il y avait huit mille hommes. Cesdeux forêts, le Pertre et Meulac, ne comptent pourtant pas parmiles grandes forêts bretonnes. Si l’on marchait là-dessus, c’étaitterrible. Ces halliers hypocrites, pleins de combattants tapis dansune sorte de labyrinthe sous-jacent, étaient comme d’énormeséponges obscures d’où, sous la pression de ce pied gigantesque, larévolution, jaillissait la guerre civile.

Des bataillons invisibles guettaient. Cesarmées ignorées serpentaient sous les armées républicaines,sortaient de terre tout à coup et y rentraient, bondissaientinnombrables et s’évanouissaient, douées d’ubiquité et dedispersion, avalanche, puis poussière, colosses ayant le don durapetissement, géants pour combattre, nains pour disparaître. Desjaguars ayant des mœurs de taupes.

Il n’y avait pas que les forêts, il y avaitles bois. De même qu’au-dessous des cités il y a les villages,au-dessous des forêts il y avait les broussailles. Les forêts sereliaient entre elles par le dédale, partout épars, des bois. Lesanciens châteaux qui étaient des forteresses, les hameaux quiétaient des camps, les fermes qui étaient des enclos faitsd’embûches et de pièges, les métairies, ravinées de fossés etpalissadées d’arbres, étaient les mailles de ce filet où se prirentles armées républicaines.

Cet ensemble était ce qu’on appelait leBocage.

Il y avait le bois de Misdon, au centre duquelétait un étang, et qui était à Jean Chouan ; il y avait lebois de Gennes qui était à Taillefer ; il y avait le bois dela Huisserie, qui était à Gouge-le-Bruant ; le bois de laCharnie qui était à Courtillé-le-Bâtard, dit l’Apôtre saint Paul,chef du camp de la Vache-Noire ; le bois de Burgault qui étaità cet énigmatique Monsieur Jacques, réservé à une fin mystérieusedans le souterrain de Juvardeil ; il y avait le bois deCharreau où Pimousse et Petit-Prince, attaqués par la garnison deChâteauneuf, allaient prendre à bras-le-corps dans les rangsrépublicains des grenadiers qu’ils rapportaient prisonniers ;le bois de la Heureuserie, témoin de la déroute du poste de laLongue-Faye ; le bois de l’Aulne d’où l’on épiait la routeentre Rennes et Laval ; le bois de la Gravelle qu’un prince deLa Trémoille avait gagné en jouant à la boule ; le bois deLorges dans les Côtes-du-Nord, où Charles de Boishardy régna aprèsBernard de Villeneuve ; le bois de Bagnard, près de Fontenay,où Lescure offrit le combat à Chalbos qui, étant un contre cinq,l’accepta ; le bois de la Durondais que se disputèrent jadisAlain le Redru et Hérispoux, fils de Charles le Chauve ; lebois de Croqueloup, sur la lisière de cette lande où Coquereautondait les prisonniers ; le bois de la Croix-Bataille quiassista aux insultes homériques de Jambe-d’Argent à Morière et deMorière à Jambe-d’Argent ; le bois de la Saudraie que nousavons vu fouiller par un bataillon de Paris. Bien d’autresencore.

Dans plusieurs de ces forêts et de ces bois,il n’y avait pas seulement des villages souterrains groupés autourdu terrier du chef ; mais il y avait encore de véritableshameaux de huttes basses cachés sous les arbres, et si nombreux queparfois la forêt en était remplie. Souvent les fumées lestrahissaient. Deux de ces hameaux du bois de Misdon sont restéscélèbres, Lorrière, près de Létang, et, du côté deSaint-Ouen-les-Toits, le groupe de cabanes appelé laRue-de-Bau.

Les femmes vivaient dans les huttes et leshommes dans les cryptes. Ils utilisaient pour cette guerre lesgaleries des fées et les vieilles sapes celtiques. On apportait àmanger aux hommes enfouis. Il y en eut qui, oubliés, moururent defaim. C’étaient d’ailleurs des maladroits qui n’avaient pas surouvrir leurs puits. Habituellement le couvercle, fait de mousse etde branches, était si artistement façonné, qu’impossible àdistinguer du dehors dans l’herbe, il était très facile à ouvrir età fermer du dedans. Ces repaires étaient creusés avec soin. Onallait jeter à quelque étang voisin la terre qu’on ôtait du puits.La paroi intérieure et le sol étaient tapissés de fougère et demousse. Ils appelaient ce réduit « la loge ». On étaitbien là, à cela près qu’on était sans jour, sans feu, sans pain etsans air.

Remonter sans précaution parmi les vivants etse déterrer hors de propos était grave. On pouvait se trouver entreles jambes d’une armée en marche. Bois redoutables ; pièges àdoubles trappes. Les bleus n’osaient entrer, les blancs n’osaientsortir.

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