Quatre vingt-treize

IV

 

Le bruit cessa.

René-Jean était demeuré rêveur.

Comment les idées se décomposent-elles et serecomposent-elles dans ces petits cerveaux-là ? Quel est leremuement mystérieux de ces mémoires si troubles et si courtesencore ? Il se fit dans cette douce tête pensive un mélange dumondieu, de la prière, des mains jointes, d’on ne sait quel tendresourire qu’on avait sur soi autrefois, et qu’on n’avait plus, etRené-Jean chuchota à demi-voix : – Maman.

– Maman, dit Gros-Alain.

– Mman, dit Georgette.

Et puis René-Jean se mit à sauter.

Ce que voyant, Gros-Alain sauta.

Gros-Alain reproduisait tous les mouvements ettous les gestes de René-Jean ; Georgette moins. Trois ans,cela copie quatre ans ; mais vingt mois, cela garde sonindépendance.

Georgette resta assise, disant de temps entemps un mot. Georgette ne faisait pas de phrases.

C’était une penseuse ; elle parlait parapophtegmes.

Elle était monosyllabique.

Au bout de quelque temps néanmoins, l’exemplela gagna, et elle finit par tâcher de faire comme ses frères, etces trois petites paires de pieds nus se mirent à danser, à couriret à chanceler, dans la poussière du vieux parquet de chêne poli,sous le grave regard des bustes de marbre auxquels Georgette jetaitde temps en temps de côté un œil inquiet, en murmurant : LesMomommes !

Dans le langage de Georgette, un« momomme », c’était tout ce qui ressemblait à un hommeet pourtant n’en était pas un. Les êtres n’apparaissent à l’enfantque mêlés aux fantômes.

Georgette, marchant moins qu’elle n’oscillait,suivait ses frères, mais plus volontiers à quatre pattes.

Subitement, René-Jean, s’étant approché d’unecroisée, leva la tête, puis la baissa, et alla se réfugier derrièrele coin du mur de l’embrasure de la fenêtre. Il venait d’apercevoirquelqu’un qui le regardait. C’était un soldat bleu du campement duplateau qui, profitant de la trêve et l’enfreignant peut-être unpeu, s’était hasardé jusqu’à venir au bord de l’escarpement duravin d’où l’on découvrait l’intérieur de la bibliothèque. VoyantRené-Jean se réfugier, Gros-Alain se réfugia ; il se blottit àcôté de René-Jean, et Georgette vint se cacher derrière eux. Ilsdemeurèrent là en silence, immobiles, et Georgette mit son doigtsur ses lèvres. Au bout de quelques instants, René-Jean se risqua àavancer la tête ; le soldat y était encore. René-Jean rentrasa tête vivement ; et les trois petits n’osèrent plussouffler. Cela dura assez longtemps. Enfin cette peur ennuyaGeorgette, elle eut de l’audace, elle regarda. Le soldat s’en étaitallé. Ils se remirent à courir et à jouer.

Gros-Alain, bien qu’imitateur et admirateur deRené-Jean, avait une spécialité, les trouvailles. Son frère et sasœur le virent tout à coup caracoler éperdument en tirant après luiun petit chariot à quatre roues qu’il avait déterré je ne saisoù.

Cette voiture à poupée était là depuis desannées dans la poussière, oubliée, faisant bon voisinage avec leslivres des génies et les bustes des sages. C’était peut-être un deshochets avec lesquels avait joué Gauvain enfant.

Gros-Alain avait fait de sa ficelle un fouetqu’il faisait claquer ; il était très fier. Tels sont lesinventeurs. Quand on ne découvre pas l’Amérique, on découvre unepetite charrette. C’est toujours cela.

Mais il fallut partager. René-Jean vouluts’atteler à la voiture et Georgette voulut monter dedans.

Elle essaya de s’y asseoir. René-Jean fut lecheval.

Gros-Alain fut le cocher. Mais le cocher nesavait pas son métier, le cheval le lui apprit.

René-Jean cria à Gros-Alain :

– Dis : Hu !

– Hu ! répéta Gros-Alain.

La voiture versa. Georgette roula. Cela crie,les anges. Georgette cria.

Puis elle eut une vague envie de pleurer.

–Mamoiselle, dit René-Jean, vous êtes tropgrande.

– J’ai grande, fit Georgette.

Et sa grandeur la consola de sa chute.

La corniche d’entablement au-dessous desfenêtres était fort large ; la poussière des champs envolée duplateau de bruyère avait fini par s’y amasser ; les pluiesavaient refait de la terre avec cette poussière ; le vent yavait apporté des graines, si bien qu’une ronce avait profité de cepeu de terre pour pousser là. Cette ronce était de l’espèce vivacedite mûrier de renard. On était en août, la ronce étaitcouverte de mûres, et une branche de la ronce entrait par unefenêtre. Cette branche pendait presque jusqu’à terre.

Gros-Alain, après avoir découvert la ficelle,après avoir découvert la charrette, découvrit cette ronce. Il s’enapprocha.

Il cueillit une mûre et la mangea.

– J’ai faim, dit René-Jean.

Et Georgette, galopant sur ses genoux et surses mains, arriva.

À eux trois, ils pillèrent la branche etmangèrent toutes les mûres. Ils s’en grisèrent et s’enbarbouillèrent, et, tout vermeils de cette pourpre de la ronce, cestrois petits séraphins finirent par être trois petits faunes, cequi eût choqué Dante et charmé Virgile. Ils riaient aux éclats.

De temps en temps la ronce leur piquait lesdoigts. Rien pour rien.

Georgette tendit à René-Jean son doigt oùperlait une petite goutte de sang et dit en montrant laronce :

– Pique.

Gros-Alain, piqué aussi, regarda la ronce avecdéfiance et dit :

– C’est une bête.

– Non, répondit René-Jean, c’est un bâton.

– Un bâton, c’est méchant, repritGros-Alain.

Georgette, cette fois encore, eut envie depleurer, mais elle se mit à rire.

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