Quatre vingt-treize

QUI MET À LA VOILE MET À LA LOTERIE

 

Mais qu’allait devenir la corvette ?

Les nuages, qui toute la nuit s’étaient mêlésaux vagues, avaient fini par s’abaisser tellement qu’il n’y avaitplus d’horizon et que toute la mer était comme sous un manteau.Rien que le brouillard. Situation toujours périlleuse, même pour unnavire bien portant.

À la brume s’ajoutait la houle.

On avait mis le temps à profit ; on avaitallégé la corvette en jetant à la mer tout ce qu’on avait pudéblayer du dégât fait par la caronade, les canons démontés, lesaffûts brisés, les membrures tordues ou déclouées, les pièces debois et de fer fracassées ; on avait ouvert les sabords, etl’on avait fait glisser sur des planches dans les vagues lescadavres et les débris humains enveloppés dans des prélarts.

La mer commençait à n’être plus tenable. Nonque la tempête devînt précisément imminente ; il semblait aucontraire qu’on entendît décroître l’ouragan qui bruissait derrièrel’horizon, et la rafale s’en allait au nord ; mais les lamesrestaient très hautes, ce qui indiquait un mauvais fond de mer, et,malade comme était la corvette, elle était peu résistante auxsecousses, et les grandes vagues pouvaient lui être funestes.

Gacquoil était à la barre, pensif.

Faire bonne mine à mauvais jeu, c’estl’habitude des commandants de mer.

La Vieuville, qui était une nature d’homme gaidans les désastres, accosta Gacquoil.

– Eh bien, pilote, dit-il, l’ouragan rate.L’envie d’éternuer n’aboutit pas. Nous nous en tirerons. Nousaurons du vent. Voilà tout.

Gacquoil, sérieux, répondit :

– Qui a du vent a du flot.

Ni riant, ni triste, tel est le marin. Laréponse avait un sens inquiétant. Pour un navire qui fait eau,avoir du flot, c’est s’emplir vite. Gacquoil avait souligné cepronostic d’un vague froncement de sourcil. Peut-être, après lacatastrophe du canon et du canonnier, La Vieuville avait-il dit, unpeu trop tôt, des paroles presque joviales et légères. Il y a deschoses qui portent malheur quand on est au large. La mer estsecrète ; on ne sait jamais ce qu’elle a. Il faut prendregarde.

La Vieuville sentit le besoin de redevenirgrave.

– Où sommes-nous, pilote ?demanda-t-il.

Le pilote répondit :

– Nous sommes dans la volonté de Dieu.

Un pilote est un maître ; il fauttoujours le laisser faire et il faut souvent le laisser dire.

D’ailleurs cette espèce d’homme parle peu. LaVieuville s’éloigna.

La Vieuville avait fait une question aupilote, ce fut l’horizon qui répondit.

La mer se découvrit tout à coup.

Les brumes qui traînaient sur les vagues sedéchirèrent, tout l’obscur bouleversement des flots s’étala à pertede vue dans un demi-jour crépusculaire, et voici ce qu’on vit.

Le ciel avait comme un couvercle denuages ; mais les nuages ne touchaient plus la mer ; àl’est apparaissait une blancheur qui était le lever du jour, àl’ouest blêmissait une autre blancheur qui était le coucher de lalune. Ces deux blancheurs faisaient sur l’horizon, vis-à-vis l’unede l’autre, deux bandes étroites de lueur pâle entre la mer sombreet le ciel ténébreux.

Sur ces deux clartés se dessinaient, droiteset immobiles, des silhouettes noires.

Au couchant, sur le ciel éclairé par la lune,se découpaient trois hautes roches, debout comme des peulvensceltiques.

Au levant, sur l’horizon pâle du matin, sedressaient huit voiles rangées en ordre et espacées d’une façonredoutable.

Les trois roches étaient un écueil ; leshuit voiles étaient une escadre.

On avait derrière soi les Minquiers, un rocherqui avait mauvaise réputation, devant soi la croisière française. Àl’ouest l’abîme, à l’est le carnage ; on était entre unnaufrage et un combat.

Pour faire face à l’écueil, la corvette avaitune coque trouée, un gréement disloqué, une mâture ébranlée dans saracine ; pour faire face à la bataille, elle avait uneartillerie dont vingt et un canons sur trente étaient démontés, etdont les meilleurs canonniers étaient morts.

Le point du jour était très faible, et l’onavait un peu de nuit devant soi. Cette nuit pouvait même durerencore assez longtemps, étant surtout faite par les nuages, quiétaient hauts, épais et profonds, et avaient l’aspect solide d’unevoûte.

Le vent qui avait fini par emporter les brumesd’en bas drossait la corvette sur les Minquiers.

Dans l’excès de fatigue et de délabrement oùelle était, elle n’obéissait presque plus à la barre, elle roulaitplutôt qu’elle ne voguait, et, souffletée par le flot, elle selaissait faire par lui.

Les Minquiers, écueil tragique, étaient plusâpres encore en ce temps-là qu’aujourd’hui. Plusieurs tours decette citadelle de l’abîme ont été rasées par l’incessantdépècement que fait la mer ; la configuration des écueilschange ; ce n’est pas en vain que les flots s’appellent leslames ; chaque marée est un trait de scie. À cette époque,toucher les Minquiers, c’était périr.

Quant à la croisière, c’était cette escadre deCancale, devenue depuis célèbre sous le commandement de cecapitaine Duchesne que Léquinio appelait « le pèreDuchêne ».

La situation était critique. La corvetteavait, sans le savoir, pendant le déchaînement de la caronade,dévié et marché plutôt vers Granville que vers Saint-Malo. Quandmême elle eût pu naviguer et faire voile, les Minquiers luibarraient le retour vers Jersey et la croisière lui barraitl’arrivée en France.

Du reste, de tempête point. Mais, commel’avait dit le pilote, il y avait du flot. La mer, roulant sous unvent rude et sur un fond déchirant, était sauvage.

La mer ne dit jamais tout de suite ce qu’elleveut. Il y a de tout dans le gouffre, même de la chicane. Onpourrait presque dire que la mer a une procédure ; elle avanceet recule, elle propose et se dédit, elle ébauche une bourrasque etelle y renonce, elle promet l’abîme et ne le tient pas, elle menacele nord et frappe le sud. Toute la nuit, la corvette laClaymore avait eu le brouillard et craint la tourmente ;la mer venait de se démentir, mais d’une façon farouche ; elleavait esquissé la tempête et réalisé l’écueil. C’était toujours,sous une autre forme, le naufrage.

Et à la perte sur les brisants s’ajoutaitl’extermination par le combat. Un ennemi complétant l’autre.

La Vieuville s’écria à travers son vaillantrire :

– Naufrage ici, bataille là. Des deux côtésnous avons le quine.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer