Quatre vingt-treize

LA GOUTTE D’EAU FROIDE

 

Ils ne s’étaient pas vus depuis beaucoupd’années, mais leurs cœurs ne s’étaient jamais quittés ; ilsse reconnurent comme s’ils s’étaient séparés la veille.

On avait improvisé une ambulance à l’hôtel deville de Dol. On porta Cimourdain sur un lit dans une petitechambre contiguë à la grande salle commune aux blessés. Lechirurgien, qui avait recousu la balafre, mit fin aux épanchementsentre ces deux hommes, et jugea qu’il fallait laisser dormirCimourdain. Gauvain d’ailleurs était réclamé par ces mille soinsque sont les devoirs et les soucis de la victoire. Cimourdain restaseul ; mais il ne dormit pas ; il avait deux fièvres, lafièvre de sa blessure et la fièvre de sa joie.

Il ne dormit pas, et pourtant il ne luisemblait pas être éveillé. Était possible ? son rêve étaitréalisé. Cimourdain était de ceux qui ne croient pas au quine, etil l’avait. Il retrouvait Gauvain. Il l’avait quitté enfant, il leretrouvait homme ; il le retrouvait grand, redoutable,intrépide. Il le retrouvait triomphant, et triomphant pour lepeuple. Gauvain était en Vendée le point d’appui de la révolution,et c’était lui, Cimourdain, qui avait fait cette colonne à larépublique. Ce victorieux était son élève. Ce qu’il voyait rayonnerà travers cette jeune figure réservée peut-être au panthéonrépublicain, c’était sa pensée, à lui Cimourdain ; sondisciple, l’enfant de son esprit, était dès à présent un héros etserait avant peu une gloire ; il semblait à Cimourdain qu’ilrevoyait sa propre âme faite Génie. Il venait de voir de ses yeuxcomment Gauvain faisait la guerre ; il était comme Chironayant vu combattre Achille. Rapport mystérieux entre le prêtre etle centaure, car le prêtre n’est homme qu’à mi-corps.

Tous les hasards de cette aventure, mêlés àl’insomnie de sa blessure, emplissaient Cimourdain d’une sorted’enivrement mystérieux. Une jeune destinée se levait, magnifique,et, ce qui ajoutait à sa joie profonde, il avait plein pouvoir surcette destinée ; encore un succès comme celui qu’il venait devoir, et Cimourdain n’aurait qu’un mot à dire pour que larépublique confiât à Gauvain une armée. Rien n’éblouit commel’étonnement de voir tout réussir. C’était le temps où chacun avaitson rêve militaire ; chacun voulait faire un général ;Danton voulait faire Westermann, Marat voulait faire Rossignol,Hébert voulait faire Ronsin ; Robespierre voulait les défairetous. Pourquoi pas Gauvain ? se disait Cimourdain ; et ilsongeait. L’illimité était devant lui ; il passait d’unehypothèse à l’autre ; tous les obstacless’évanouissaient ; une fois qu’on a mis le pied sur cetteéchelle-là, on ne s’arrête plus, c’est la montée infinie, on partde l’homme et l’on arrive à l’étoile. Un grand général n’est qu’unchef d’armées ; un grand capitaine est en même temps un chefd’idées ; Cimourdain rêvait Gauvain grand capitaine. Il luisemblait, car la rêverie va vite, voir Gauvain sur l’Océan,chassant les Anglais ; sur le Rhin, châtiant les rois duNord ; aux Pyrénées, repoussant l’Espagne ; aux Alpes,faisant signe à Rome de se lever. Il y avait en Cimourdain deuxhommes, un homme tendre, et un homme sombre ; tous deuxétaient contents ; car, l’inexorable étant son idéal, en mêmetemps qu’il voyait Gauvain superbe, il le voyait terrible.Cimourdain pensait à tout ce qu’il fallait détruire avant deconstruire, et, certes, se disait-il, ce n’est pas l’heure desattendrissements. Gauvain sera « à la hauteur », mot dutemps. Cimourdain se figurait Gauvain écrasant du pied lesténèbres, cuirassé de lumière, avec une lueur de météore au front,ouvrant les grandes ailes idéales de la justice, de la raison et duprogrès, et une épée à la main ; ange, mais exterminateur.

Au plus fort de cette rêverie qui étaitpresque une extase, il entendit, par la porte entr’ouverte, qu’onparlait dans la grande salle de l’ambulance, voisine de sachambre ; il reconnut la voix de Gauvain ; cette voix,malgré les années d’absence, avait toujours été dans son oreille,et la voix de l’enfant se retrouve dans la voix de l’homme. Ilécouta. Il y avait un bruit de pas. Des soldats disaient :

– Mon commandant, cet homme-ci est celui qui atiré sur vous. Pendant qu’on ne le voyait pas, il s’était traînédans une cave. Nous l’avons trouvé. Le voilà.

Alors Cimourdain entendit ce dialogue entreGauvain et l’homme :

– Tu es blessé ?

– Je me porte assez bien pour êtrefusillé.

– Mettez cet homme dans un lit. Pansez-le,soignez-le, guérissez-le.

– Je veux mourir.

– Tu vivras. Tu as voulu me tuer au nom duroi ; je te fais grâce au nom de la république.

Une ombre passa sur le front de Cimourdain. Ileut comme un réveil en sursauta, et il murmura avec une sorted’accablement sinistre :

– En effet, c’est un clément.

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