Quatre vingt-treize

TRÉSSAILLEMENT DES FIBRES PROFONDES

 

Le dialogue eut un répit ; ces titansrentrèrent un moment chacun dans sa pensée.

Les lions s’inquiètent des hydres. Robespierreétait devenu très pâle et Danton très rouge. Tous deux avaient unfrémissement. La prunelle fauve de Marat s’était éteinte ; lecalme, un calme impérieux, s’était refait sur la face de cet homme,redouté des redoutables.

Danton se sentait vaincu, mais ne voulait passe rendre. Il reprit :

– Marat parle très haut de dictature etd’unité, mais il n’a qu’une puissance, dissoudre.

Robespierre, desserrant ses lèvres étroites,ajouta :

– Moi, je suis de l’avis d’AnacharsisCloots ; je dis : Ni Roland, ni Marat.

– Et moi, répondit Marat, je dis : NiDanton, ni Robespierre.

Il les regarda tous deux fixement etajouta :

– Laissez-moi vous donner un conseil, Danton.Vous êtes amoureux, vous songez à vous remarier, ne vous mêlez plusde politique, soyez sage.

Et reculant d’un pas vers la porte poursortir, il leur fit ce salut sinistre :

– Adieu, messieurs.

Danton et Robespierre eurent un frisson.

En ce moment une voix s’éleva au fond de lasalle, et dit :

– Tu as tort, Marat.

Tous se retournèrent. Pendant l’explosion deMarat, et sans qu’ils s’en fussent aperçus, quelqu’un était entrépar la porte du fond.

– C’est toi, citoyen Cimourdain ? ditMarat. Bonjour.

C’était Cimourdain en effet.

– Je dis que tu as tort, Marat, reprit-il.

Marat verdit, ce qui était sa façon depâlir.

Cimourdain ajouta :

– Tu es utile, mais Robespierre et Danton sontnécessaires. Pourquoi les menacer ? Union ! union,citoyens ! le peuple veut qu’on soit uni.

Cette entrée fit un effet d’eau froide, et,comme l’arrivée d’un étranger dans une querelle de ménage, apaisa,sinon le fond, du moins la surface.

Cimourdain s’avança vers la table.

Danton et Robespierre le connaissaient. Ilsavaient souvent remarqué dans les tribunes publiques de laConvention ce puissant homme obscur que le peuple saluait.Robespierre pourtant, formaliste, demanda :

– Citoyen, comment êtes-vous entré ?

– Il est de l’Évêché, répondit Marat d’unevoix où l’on sentait on ne sait quelle soumission.

Marat bravait la Convention, menait la Communeet craignait l’Évêché.

Ceci est une loi.

Mirabeau sent remuer à une profondeur inconnueRobespierre, Robespierre sent remuer Marat, Marat sent remuerHébert, Hébert sent remuer Babeuf. Tant que les couchessouterraines sont tranquilles, l’homme politique peutmarcher ; mais sous le plus révolutionnaire il y a unsous-sol, et les plus hardis s’arrêtent inquiets quand ils sententsous leurs pieds le mouvement qu’ils ont créé sur leur tête.

Savoir distinguer le mouvement qui vient desconvoitises du mouvement qui vient des principes, combattre l’un etseconder l’autre, c’est là le génie et la vertu des grandsrévolutionnaires.

Danton vit plier Marat.

– Oh ! le citoyen Cimourdain n’est pas detrop, dit-il.

Et il tendit la main à Cimourdain.

Puis :

– Parbleu, dit-il, expliquons la situation aucitoyen Cimourdain. Il vient à propos. Je représente la Montagne,Robespierre représente le Comité de salut public, Marat représentela Commune, Cimourdain représente l’Évêché. Il va nousdépartager.

– Soit, dit Cimourdain, grave et simple. Dequoi s’agit-il ?

– De la Vendée, répondit Robespierre.

– La Vendée ! dit Cimourdain.

Et il reprit :

– C’est la grande menace. Si la Révolutionmeurt, elle mourra par la Vendée. Une Vendée est plus redoutableque dix Allemagnes. Pour que la France vive, il faut tuer laVendée.

Ces quelques mots lui gagnèrentRobespierre.

Robespierre pourtant fit cettequestion :

– N’êtes-vous pas un ancien prêtre ?

L’air prêtre n’échappait pas à Robespierre. Ilreconnaissait hors de lui ce qu’il avait au dedans de lui.

Cimourdain répondit :

– Oui, citoyen.

– Qu’est-ce que cela fait ? s’écriaDanton. Quand les prêtres sont bons, ils valent mieux que lesautres. En temps de révolution, les prêtres se fondent en citoyenscomme les cloches en sous et en canons. Danjou est prêtre, Daunouest prêtre. Thomas Lindet est évêque d’Évreux. Robespierre, vousvous asseyez à la Convention coude à coude avec Massieu, évêque deBeauvais. Le grand-vicaire Vaugeois était du comité d’insurrectiondu 10 août. Chabot est capucin. C’est dom Gerle qui a fait leserment du Jeu de paume ; c’est l’abbé Audran qui a faitdéclarer l’Assemblée nationale supérieure au roi ; c’estl’abbé Goutte qui a demandé à la Législative qu’on ôtât le dais dufauteuil de Louis XVI ; c’est l’abbé Grégoire qui a provoquél’abolition de la royauté.

– Appuyé, ricana Marat, par l’histrionCollot-d’Herbois. À eux deux, ils ont fait la besogne ; leprêtre a renversé le trône, le comédien a jeté bas le roi.

– Revenons à la Vendée, dit Robespierre.

– Eh bien, demanda Cimourdain, qu’ya-t-il ? qu’est-ce qu’elle fait, cette Vendée ?

Robespierre répondit :

– Ceci : elle a un chef. Elle va devenirépouvantable.

– Qui est ce chef, citoyenRobespierre ?

– C’est un ci-devant marquis de Lantenac, quis’intitule prince breton.

Cimourdain fit un mouvement.

– Je le connais, dit-il. J’ai été prêtre chezlui.

Il songea un moment, et reprit :

– C’était un homme à femmes avant d’être unhomme de guerre.

– Comme Biron qui a été Lauzun, ditDanton.

Et Cimourdain, pensif, ajouta :

– Oui, c’est un ancien homme de plaisir. Ildoit être terrible.

– Affreux, dit Robespierre. Il brûle lesvillages, achève les blessés, massacre les prisonniers, fusille lesfemmes.

– Les femmes ?

– Oui. Il a fait fusiller entre autres unemère de trois enfants. On ne sait ce que les enfants sont devenus.En outre, c’est un capitaine. Il sait la guerre.

– En effet, répondit Cimourdain. Il a fait laguerre de Hanovre, et les soldats disaient : Richelieu endessus, Lantenac en dessous ; c’est Lantenac qui a été le vraigénéral. Parlez-en à Dussaulx, votre collègue.

Robespierre resta un moment pensif, puis ledialogue reprit entre lui et Cimourdain.

– Eh bien, citoyen Cimourdain, cet homme-làest en Vendée.

– Depuis quand ?

– Depuis trois semaines.

– Il faut le mettre hors la loi.

– C’est fait.

– Il faut mettre sa tête à prix.

– C’est fait.

– Il faut offrir, à qui le prendra, beaucoupd’argent.

– C’est fait.

– Pas en assignats.

– C’est fait.

– En or.

– C’est fait.

– Et il faut le guillotiner.

– Ce sera fait.

– Par qui ?

– Par vous.

– Par moi ?

– Oui, vous serez délégué du Comité de salutpublic, avec pleins pouvoirs.

– J’accepte, dit Cimourdain.

Robespierre était rapide dans ses choix ;qualité d’homme d’État. Il prit dans le dossier qui était devantlui une feuille de papier blanc sur laquelle on lisait cet en-têteimprimé : RÉPUBLIQUE FRANÇAISE, UNE ET INDIVISIBLE. COMITÉ DESALUT PUBLIC.

Cimourdain continua :

– Oui, j’accepte. Terrible contre terrible.Lantenac est féroce, je le serai. Guerre à mort avec cet homme.J’en délivrerai la République, s’il plaît à Dieu.

Il s’arrêta, puis reprit :

– Je suis prêtre ; c’est égal, je croisen Dieu.

– Dieu a vieilli, dit Danton.

– Je crois en Dieu, dit Cimourdainimpassible.

D’un signe de tête, Robespierre, sinistre,approuva.

Cimourdain reprit :

– Près de qui serai-je délégué ?

Robespierre répondit :

– Près du commandant de la colonneexpéditionnaire envoyée contre Lantenac. Seulement, je vous enpréviens, c’est un noble.

Danton s’écria :

– Voilà encore de quoi je me moque. Unnoble ? Eh bien, après ? Il en est du noble comme duprêtre. Quand il est bon, il est excellent. La noblesse est unpréjugé ; mais il ne faut pas plus l’avoir dans un sens quedans l’autre, pas plus contre que pour. Robespierre, est-ce queSaint-Just n’est pas un noble ? Florelle de Saint-Just,parbleu ! Anacharsis Cloots est baron. Notre ami CharlesHesse, qui ne manque pas une séance des Cordeliers, est prince etfrère du landgrave régnant de Hesse-Rothenbourg. Montaut, l’intimede Marat, est marquis de Montaut. Il y a dans le tribunalrévolutionnaire un juré qui est prêtre, Vilate, et un juré qui estnoble, Leroy, marquis de Montflabert. Tous deux sont sûrs.

– Et vous oubliez, ajouta Robespierre, le chefdu jury révolutionnaire…

– Antonelle ?

– Qui est le marquis Antonelle, ditRobespierre.

Danton reprit :

– C’est un noble, Dampierre, qui vient de sefaire tuer devant Condé pour la République, et c’est un noble,Beaurepaire, qui s’est brûlé la cervelle plutôt que d’ouvrir lesportes de Verdun aux Prussiens.

– Ce qui n’empêche pas, grommela Marat, que,le jour où Condorcet a dit : Les Gracques[4] étaient des nobles, Danton n’aitcrié à Condorcet : Tous les nobles sont des traîtres, àcommencer par Mirabeau et à finir par toi.

La voix grave de Cimourdain s’éleva.

– Citoyen Danton, citoyen Robespierre, vousavez raison peut-être de vous confier, mais le peuple se défie, etil n’a pas tort de se défier. Quand c’est un prêtre qui est chargéde surveiller un noble, la responsabilité est double, et il fautque le prêtre soit inflexible.

– Certes, dit Robespierre.

Cimourdain ajouta :

– Et inexorable.

Robespierre reprit :

– C’est bien dit, citoyen Cimourdain. Vousaurez affaire à un jeune homme. Vous aurez de l’ascendant sur lui,ayant le double de son âge. Il faut le diriger, mais le ménager. Ilparaît qu’il a des talents militaires, tous les rapports sontunanimes là-dessus. Il fait partie d’un corps qu’on a détaché del’armée du Rhin pour aller en Vendée. Il arrive de la frontière oùil a été admirable d’intelligence et de bravoure. Il mènesupérieurement la colonne expéditionnaire. Depuis quinze jours, iltient en échec ce vieux marquis de Lantenac. Il le réprime et lechasse devant lui. Il finira par l’acculer à la mer et par l’yculbuter. Lantenac a la ruse d’un vieux général et lui a l’audaced’un jeune capitaine. Ce jeune homme a déjà des ennemis et desenvieux. L’adjudant général Léchelle est jaloux de lui…

– Ce Léchelle, interrompit Danton, il veutêtre général en chef ! il n’a pour lui qu’un calembour :Il faut Léchelle pour monter sur Charette. En attendantCharette le bat.

– Et il ne veut pas, poursuivit Robespierre,qu’un autre que lui batte Lantenac. Le malheur de la guerre deVendée est dans ces rivalités-là. Des héros mal commandés, voilànos soldats. Un simple capitaine de hussards, Chérin, entre dansSaumur avec un trompette en sonnant Ça ira ; il prendSaumur ; il pourrait continuer et prendre Cholet, mais il n’apas d’ordres, et il s’arrête. Il faut remanier tous lescommandements de la Vendée. On éparpille les corps de garde, ondisperse les forces ; une armée éparse est une arméeparalysée ; c’est un bloc dont on fait de la poussière. Aucamp de Paramé il n’y a plus que des tentes. Il y a entre Tréguieret Dinan cent petits postes inutiles avec lesquels on pourraitfaire une division et couvrir tout le littoral. Léchelle, appuyépar Parein, dégarnit la côte nord sous prétexte de protéger la côtesud, et ouvre ainsi la France aux Anglais. Un demi-million depaysans soulevés, et une descente de l’Angleterre en France, telest le plan de Lantenac. Le jeune commandant de la colonneexpéditionnaire met l’épée aux reins à ce Lantenac et le presse etle bat, sans la permission de Léchelle ; or Léchelle est sonchef ; aussi Léchelle le dénonce. Les avis sont partagés surce jeune homme. Léchelle veut le faire fusiller. Prieur de la Marneveut le faire adjudant général.

– Ce jeune homme, dit Cimourdain, me sembleavoir de grandes qualités.

– Mais il a un défaut !

L’interruption était de Marat.

– Lequel ? demanda Cimourdain.

– La clémence, dit Marat.

Et Marat poursuivit :

– C’est ferme au combat, et mou après. Çadonne dans l’indulgence, ça pardonne, ça fait grâce, ça protège lesreligieuses et les nonnes, ça sauve les femmes et les filles desaristocrates, ça relâche les prisonniers, ça met en liberté lesprêtres.

– Grave faute, murmura Cimourdain.

– Crime, dit Marat.

– Quelquefois, dit Danton.

– Souvent, dit Robespierre.

– Presque toujours, reprit Marat.

– Quand on a affaire aux ennemis de la patrie,toujours, dit Cimourdain.

Marat se tourna vers Cimourdain.

– Et que ferais-tu donc d’un chef républicainqui mettrait en liberté un chef royaliste ?

– Je serais de l’avis de Léchelle, je leferais fusiller.

– Ou guillotiner, dit Marat.

– Au choix, dit Cimourdain.

Danton se mit à rire.

– J’aime autant l’un que l’autre.

– Tu es sûr d’avoir l’un ou l’autre, grommelaMarat.

Et son regard, quittant Danton, revint surCimourdain.

– Ainsi, citoyen Cimourdain, si un chefrépublicain bronchait, tu lui ferais couper la tête ?

– Dans les vingt-quatre heures.

– Eh bien, repartit Marat, je suis de l’avisde Robespierre, il faut envoyer le citoyen Cimourdain commecommissaire délégué du Comité de salut public, près du commandantde la colonne expéditionnaire de l’armée des côtes. Comments’appelle-t-il déjà, ce commandant ?

Robespierre répondit :

– C’est un ci-devant, un noble.

Et il se mit à feuilleter le dossier.

– Donnons au prêtre le noble à garder, ditDanton. Je me défie d’un prêtre qui est seul ; je me défied’un noble qui est seul ; quand ils sont ensemble, je ne lescrains pas ; l’un surveille l’autre, et ils vont.

L’indignation propre au sourcil de Cimourdains’accentua, mais trouvant sans doute l’observation juste au fond,il ne se tourna point vers Danton, et il éleva sa voix sévère.

– Si le commandant républicain qui m’estconfié fait un faux pas, peine de mort.

Robespierre, les yeux sur le dossier,dit :

– Voici le nom. Citoyen Cimourdain, lecommandant sur qui vous aurez pleins pouvoirs est un ci-devantvicomte, il s’appelle Gauvain.

Cimourdain pâlit.

– Gauvain ! s’écria-t-il.

Marat vit la pâleur de Cimourdain.

– Le vicomte Gauvain ! répétaCimourdain.

– Oui, dit Robespierre.

– Eh bien ? dit Marat, l’œil fixé surCimourdain.

Il y eut un temps d’arrêt. Maratreprit :

– Citoyen Cimourdain, aux conditions indiquéespar vous-même, acceptez-vous la mission de commissaire délégué prèsle commandant Gauvain ? Est-ce dit ?

– C’est dit, répondit Cimourdain.

Il était de plus en plus pâle.

Robespierre prit la plume qui était près delui, écrivit de son écriture lente et correcte quatre lignes sur lafeuille de papier portant en tête : COMITE DE SALUT PUBLIC,signa, et passa la feuille et la plume à Danton ; Dantonsigna, et Marat, qui ne quittait pas des yeux la face livide de.Cimourdain, signa après Danton.

Robespierre, reprenant la feuille, la data etla remit à Cimourdain qui lut :

« AN II DE LA RÉPUBLIQUE

« Pleins pouvoirs sont donnés au citoyenCimourdain, commissaire délégué du Comité de salut public près lecitoyen Gauvain, commandant la colonne expéditionnaire de l’arméedes côtes.

« ROBESPIERRE. – DANTON. –MARAT. »

Et au-dessous des signatures :

« 28 juin 1793. »

Le calendrier révolutionnaire, dit calendriercivil, n’existait pas encore légalement à cette époque, et nedevait être adopté par la Convention, sur la proposition de Romme,que le 5 octobre 1793.

Pendant que Cimourdain lisait, Marat leregardait.

Marat dit à demi-voix, comme se parlant àlui-même :

– Il faudra faire préciser tout cela par undécret de la Convention ou par un arrêté spécial du Comité de salutpublic. Il reste quelque chose à faire.

– Citoyen Cimourdain, demanda Robespierre, oùdemeurez-vous ?

– Cour du Commerce.

– Tiens, moi aussi, dit Danton, vous êtes monvoisin.

Robespierre reprit :

– Il n’y a pas un moment à perdre. Demain vousrecevrez votre commission en règle, signée de tous les membres duComité de salut public. Ceci est une confirmation de la commission,qui vous accréditera spécialement près des représentants enmission, Philippeaux, Prieur de la Marne, Lecointre, Alquier et lesautres. Nous savons qui vous êtes. Vos pouvoirs sont illimités.Vous pouvez faire Gauvain général ou l’envoyer à l’échafaud. Vousaurez votre commission demain à trois heures. Quandpartirez-vous ?

– À quatre heures, dit Cimourdain.

Et ils se séparèrent.

En rentrant chez lui, Marat prévint SimonneÉvrard qu’il irait le lendemain à la Convention.

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