Quatre vingt-treize

NUIT SUR LE NAVIRE ET SUR LEPASSAGER

 

La corvette, au lieu de prendre par le sud etde se diriger vers Sainte-Catherine, avait mis le cap au nord, puisavait tourné à l’ouest et s’était résolument engagée entre Serk etJersey dans le bras de mer qu’on appelle le Passage de la Déroute.Il n’y avait alors de phare sur aucun point de ces deux côtes.

Le soleil s’était bien couché ; la nuitétait noire, plus que ne le sont d’ordinaire les nuits d’été ;c’était une nuit de lune, mais de vastes nuages, plutôt del’équinoxe que du solstice, plafonnaient le ciel, et, selon touteapparence, la lune ne serait visible que lorsqu’elle toucheraitl’horizon, au moment de son coucher. Quelques nuées pendaientjusque sur la mer et la couvraient de brume.

Toute cette obscurité était favorable.

L’intention du pilote Gacquoil était delaisser Jersey à gauche et Guernesey à droite, et de gagner, parune marche hardie entre les Hanois et les Douvres, une baiequelconque du littoral de Saint-Malo, route moins courte que parles Minquiers, mais plus sûre, la croisière française ayant pourconsigne habituelle de faire surtout le guet entre Saint-Hélier etGranville.

Si le vent s’y prêtait, si rien ne survenait,et en couvrant la corvette de toile, Gacquoil espérait toucher lacôte de France au point du jour.

Tout allait bien ; la corvette venait dedépasser Gros-Nez ; vers neuf heures, le temps fit mine debouder, comme disent les marins, et il y eut du vent et de lamer ; mais ce vent était bon, et cette mer était forte sansêtre violente. Pourtant, à de certains coups de lame, l’avant de lacorvette embarquait.

Le « paysan » que lord Balcarrasavait appelé général, et auquel le prince de laTour-d’Auvergne avait dit : Mon cousin, avait le piedmarin et se promenait avec une gravité tranquille sur le pont de lacorvette. Il n’avait pas l’air de s’apercevoir qu’elle était fortsecouée. De temps en temps il tirait de la poche de sa veste unetablette de chocolat dont il cassait et mâchait un morceau ;ses cheveux blancs n’empêchaient pas qu’il eût toutes sesdents.

Il ne parlait à personne, si ce n’est, parinstants, bas et brièvement, au capitaine, qui l’écoutait avecdéférence et semblait considérer ce passager comme plus commandantque lui-même.

La Claymore, habilement pilotée,côtoya, inaperçue dans le brouillard, le long escarpement nord deJersey, serrant de près la côte, à cause du redoutable écueilPierres-de-Leeq qui est au milieu du bras de mer entre Jersey etSerk. Gacquoil, debout à la barre, signalant tour à tour la Grèvede Leeq, Gros-Nez, Plémont, faisait glisser la corvette parmi ceschaînes de récifs, en quelque sorte à tâtons, mais avec certitude,comme un homme qui est de la maison et qui connaît les êtres del’océan. La corvette n’avait pas de feu à l’avant, de crainte dedénoncer son passage dans ces mers surveillées. On se félicitait dubrouillard. On atteignit la Grande-Étaque ; la brume était siépaisse qu’à peine distinguait-on la haute silhouette du Pinacle.On entendit dix heures sonner au clocher de Saint-Ouen, signe quele vent se maintenait vent-arrière. Tout continuait d’allerbien ; la mer devenait plus houleuse à cause du voisinage dela Corbière.

Un peu après dix heures, le comte duBoisberthelot et le chevalier de La Vieuville reconduisirentl’homme aux habits de paysan jusqu’à sa cabine qui était la proprechambre du capitaine. Au moment d’y entrer, il leur dit en baissantla voix :

– Vous le savez, messieurs, le secret importe.Silence jusqu’au moment de l’explosion. Vous seuls connaissez icimon nom.

– Nous l’emporterons au tombeau, réponditBoisberthelot.

– Quant à moi, repartit le vieillard, fussé-jedevant la mort, je ne le dirais pas.

Et il entra dans sa chambre.

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