Quatre vingt-treize

DOL

 

Dol, ville espagnole de France en Bretagne,ainsi la qualifient les cartulaires, n’est pas une ville, c’est unerue. Grande vieille rue gothique, toute bordée à droite et à gauchede maisons à piliers, point alignées, qui font des caps et descoudes dans la rue, d’ailleurs très large. Le reste de la villen’est qu’un réseau de ruelles se rattachant à cette grande ruediamétrale et y aboutissant comme des ruisseaux à une rivière. Laville, sans portes ni murailles, ouverte, dominée par le Mont-Dol,ne pourrait soutenir un siège ; mais la rue en peut soutenirun. Les promontoires de maisons qu’on y voyait encore il y acinquante ans, et les deux galeries sous piliers qui la bordent enfaisaient un lieu de combat très solide et très résistant. Autantde maisons, autant de forteresses ; et il fallait enleverl’une après l’autre. La vieille halle était à peu près au milieu dela rue.

L’aubergiste de la Croix-Branchard avait ditvrai, une mêlée forcenée emplissait Dol au moment où il parlait. Unduel nocturne entre les blancs arrivés le matin et les bleussurvenus le soir avait brusquement éclaté dans la ville. Les forcesétaient inégales, les blancs étaient six mille, les bleus étaientquinze cents, mais il y avait égalité d’acharnement. Choseremarquable, c’étaient les quinze cents qui avaient attaqué les sixmille.

D’un côté une cohue, de l’autre une phalange.D’un côté six mille paysans, avec des cœurs-de-Jésus sur leursvestes de cuir, des rubans blancs à leurs chapeaux ronds, desdevises chrétiennes sur leurs brassards, des chapelets à leursceinturons, ayant plus de fourches que de sabres et des carabinessans bayonnettes, traînant des canons attelés de cordes, maléquipés, mal disciplinés, mal armés, mais frénétiques. De l’autrequinze cents soldats avec le tricorne à cocarde tricolore, l’habità grandes basques et à grands revers, le baudrier croisé, lebriquet à poignée de cuivre et le fusil à longue bayonnette,dressés, alignés, dociles et farouches, sachant obéir en gens quisauraient commander, volontaires eux aussi, mais volontaires de lapatrie, en haillons du reste, et sans souliers ; pour lamonarchie, des paysans paladins, pour la révolution, des hérosva-nu-pieds ; et chacune des deux troupes ayant pour âme sonchef ; les royalistes un vieillard, les républicains un jeunehomme. D’un côté Lantenac, de l’autre Gauvain.

La révolution, à côté des jeunes figuresgigantesques, telles que Danton, Saint-Just, et Robespierre, a lesjeunes figures idéales, comme Hoche et Marceau. Gauvain était unede ces figures.

Gauvain avait trente ans, une encolured’Hercule, l’œil sérieux d’un prophète et le rire d’un enfant. Ilne fumait pas, il ne buvait pas, il ne jurait pas. Il emportait àtravers la guerre un nécessaire de toilette ; il avait grandsoin de ses ongles, de ses dents, de ses cheveux qui étaient brunset superbes ; et dans les haltes il secouait lui-même au ventson habit de capitaine qui était troué de balles et blanc depoussière. Toujours rué éperdument dans les mêlées, il n’avaitjamais été blessé. Sa voix très douce avait à propos les éclatsbrusques du commandement. Il donnait l’exemple de coucher à terre,sous la bise, sous la pluie, dans la neige, roulé dans son manteau,et sa tête charmante posée sur une pierre. C’était une âme héroïqueet innocente. Le sabre au poing le transfigurait. Il avait cet airefféminé qui dans la bataille est formidable.

Avec cela penseur et philosophe, un jeunesage ; Alcibiade pour qui le voyait, Socrate pour quil’entendait.

Dans cette immense improvisation qui est larévolution française, ce jeune homme avait été tout de suite unchef de guerre.

Sa colonne, formée par lui, était comme lalégion romaine, une sorte de petite armée complète ; elle secomposait d’infanterie et de cavalerie ; elle avait deséclaireurs, des pionniers, des sapeurs, des pontonniers ; et,de même que la légion romaine avait des catapultes, elle avait descanons. Trois pièces bien attelées faisaient la colonne forte en lalaissant maniable.

Lantenac aussi était un chef de guerre, pireencore. Il était à la fois plus réfléchi et plus hardi. Les vraisvieux héros ont plus de froideur que les jeunes parce qu’ils sontloin de l’aurore, et plus d’audace parce qu’ils sont près de lamort. Qu’ont-ils à perdre ? si peu de chose. De là lesmanœuvres téméraires, en même temps que savantes, de Lantenac. Maisen somme, et presque toujours, dans cet opiniâtre corps à corps duvieux et du jeune, Gauvain avait le dessus. C’était plutôt fortunequ’autre chose. Tous les bonheurs, même le bonheur terrible, fontpartie de la jeunesse. La victoire est un peu fille.

Lantenac était exaspéré contre Gauvain ;d’abord parce que Gauvain le battait, ensuite parce que c’était sonparent. Quelle idée a-t-il d’être jacobin ? ce Gauvain !ce polisson ! son héritier, car le marquis n’avait pasd’enfants, un petit-neveu, presque un petit-fils ! –Ah ! disait ce quasi grand-père, si je mets lamain dessus, je le tue comme un chien !

Du reste, la République avait raison des’inquiéter de ce marquis de Lantenac. À peine débarqué, il faisaittrembler. Son nom avait couru dans l’insurrection vendéenne commeune traînée de poudre, et Lantenac était tout de suite devenucentre. Dans une révolte de cette nature où tous se jalousent et oùchacun a son buisson ou son ravin, quelqu’un de haut qui survientrallie les chefs épars égaux entre eux. Presque tous les capitainesdes bois s’étaient joints à Lantenac, et, de près ou de loin, luiobéissaient. Un seul l’avait quitté, c’était le premier qui s’étaitjoint à lui, Gavard. Pourquoi ? C’est que c’était un homme deconfiance. Gavard avait eu tous les secrets et adopté tous lesplans de l’ancien système de guerre civile que Lantenac venaitsupplanter et remplacer. On n’hérite pas d’un homme deconfiance ; le soulier de la Rouarie n’avait pu chausserLantenac. Gavard était allé rejoindre Bonchamp.

Lantenac, comme homme de guerre, était del’école de Frédéric II ; il entendait combiner la grandeguerre avec la petite. Il ne voulait ni d’une « masseconfuse », comme la grosse armée catholique et royale, fouledestinée à l’écrasement ; ni d’un éparpillement dans leshalliers et les taillis, bon pour harceler, impuissant pourterrasser. La guérilla ne conclut pas, ou conclut mal ; oncommence par attaquer une république et l’on finit par détrousserune diligence. Lantenac ne comprenait cette guerre bretonne, nitoute en rase campagne comme La Rochejaquelein, ni toute dans laforêt comme Jean Chouan ; ni Vendée, ni Chouannerie ; ilvoulait la vraie guerre ; se servir du paysan, mais l’appuyersur le soldat. Il voulait des bandes pour la stratégie et desrégiments pour la tactique. Il trouvait excellentes pour l’attaque,l’embuscade et la surprise, ces armées de village, tout de suiteassemblées, tout de suite dispersées ; mais il les sentaittrop fluides ; elles étaient dans sa main comme del’eau ; il voulait dans cette guerre flottante et diffusecréer un point solide ; il voulait ajouter à la sauvage arméedes forêts une troupe régulière qui fût le pivot de manœuvre despaysans. Pensée profonde et affreuse ; si elle eût réussi, laVendée eût été inexpugnable.

Mais où trouver une troupe régulière ? oùtrouver des soldats ? où trouver des régiments ? oùtrouver une armée toute faite ? en Angleterre. De là l’idéefixe de Lantenac : faire débarquer les Anglais. Ainsi capitulela conscience des partis ; la cocarde blanche lui cachaitl’habit rouge. Lantenac n’avait qu’une pensée : s’emparer d’unpoint du littoral, et le livrer à Pitt. C’est pourquoi, voyant Dolsans défense, il s’était jeté dessus, afin d’avoir par Dol leMont-Dol, et par le Mont-Dol la côte.

Le lieu était bien choisi. Le canon duMont-Dol balayerait d’un côté le Fresnois, de l’autreSaint-Brelade, tiendrait à distance la croisière de Cancale etferait toute la plage libre à une descente, du Raz-sur-Couesnon àSaint-Mêloir-des-Ondes.

Pour faire réussir cette tentative décisive,Lantenac avait amené avec lui un peu plus de six mille hommes, cequ’il avait de plus robuste dans les bandes dont il disposait, ettoute son artillerie, dix couleuvrines de seize, une bâtarde dehuit et une pièce de régiment de quatre livres de balles. Ilentendait établir une forte batterie sur le Mont-Dol, d’après ceprincipe que mille coups tirés avec dix canons font plus de besogneque quinze cents coups tirés avec cinq canons.

Le succès semblait certain. On était six millehommes. On n’avait à craindre, vers Avranches, que Gauvain et sesquinze cents hommes, et vers Dinan que Léchelle. Léchelle, il estvrai, avait vingt-cinq mille hommes, mais il était à vingt lieues.Lantenac était donc rassuré, du côté de Léchelle, par la grandedistance contre le grand nombre, et, du côté de Gauvain, par lepetit nombre contre la petite distance. Ajoutons que Léchelle étaitimbécile, et que, plus tard, il fit écraser ses vingt-cinq millehommes aux landes de la Croix-Bataille, échec qu’il paya de sonsuicide.

Lantenac avait donc une sécurité complète. Sonentrée à Dol fut brusque et dure. Le marquis de Lantenac avait unerude renommée, on le savait sans miséricorde. Aucune résistance nefut essayée. Les habitants terrifiés se barricadèrent dans leursmaisons. Les six mille Vendéens s’installèrent dans la ville avecla confusion campagnarde, presque un champ de foire, sansfourriers, sans logis marqués, bivouaquant au hasard, faisant lacuisine en plein vent, s’éparpillant dans les églises, quittant lesfusils pour les rosaires. Lantenac alla en hâte avec quelquesofficiers d’artillerie reconnaître le Mont-Dol, laissant lalieutenance à Gouge-le-Bruant, qu’il avait nommé sergent debataille.

Ce Gouge-le-Bruant a laissé une vague tracedans l’histoire. Il avait deux surnoms, Brise-Bleu, àcause de ses carnages de patriotes, et l’Imânus, parcequ’il avait en lui on ne sait quoi d’inexprimablement horrible.Imânus, dérivé d’immanis, est un vieux motbas-normand qui exprime la laideur surhumaine, et quasi divine dansl’épouvante, le démon, le satyre, l’ogre. Un ancien manuscritdit : d’mes daeux iers j’vis l’imânus. Les vieillardsdu Bocage ne savent plus aujourd’hui ce que c’est queGouge-le-Bruant, ni ce que signifie Brise-bleu ; mais ilsconnaissent confusément l’Imânus. L’Imânus est mêlé auxsuperstitions locales. On parle encore de l’Imânus à Trémorel etPlumaugat, deux villages où Gouge-le-Bruant a laissé la marque deson pied sinistre. Dans la Vendée, les autres étaient les sauvages,Gouge-le-Bruant était le barbare. C’était une espèce de cacique,tatoué de croix-de-par-Dieu et de fleurs-de-lys ; il avait sursa face la lueur hideuse, et presque surnaturelle, d’une âme àlaquelle ne ressemblait aucune autre âme humaine. Il étaitinfernalement brave dans le combat, ensuite atroce. C’était un cœurplein d’aboutissements tortueux, porté à tous les dévouements,enclin à toutes les fureurs. Raisonnait-il ? Oui, mais commeles serpents rampent ; en spirale. Il partait de l’héroïsmepour arriver à l’assassinat. Il était impossible de deviner d’oùlui venaient ses résolutions, parfois grandioses à force d’êtremonstrueuses. Il était capable de tous les inattendus horribles. Ilavait la férocité épique.

De là ce surnom difforme,l’Imânus.

Le marquis de Lantenac avait confiance en sacruauté.

Cruauté, c’était juste, l’Imânus yexcellait ; mais en stratégie et en tactique, il était moinssupérieur, et peut-être le marquis avait-il tort d’en faire sonsergent de bataille. Quoi qu’il en soit, il laissa derrière luil’Imânus avec charge de le remplacer et de veiller à tout.

Gouge-le-Bruant, homme plus guerrier quemilitaire, était plus propre à égorger un clan qu’à garder uneville. Pourtant il posa des grand’gardes.

Le soir venu, comme le marquis de Lantenac,après avoir reconnu l’emplacement de la batterie projetée, s’enretournait vers Dol, tout à coup, il entendit le canon. Il regarda.Une fumée rouge s’élevait de la grande rue. Il y avait surprise,irruption, assaut ; on se battait dans la ville.

Bien que difficile à étonner, il futstupéfait. Il ne s’attendait à rien de pareil. Qui cela pouvait-ilêtre ? Évidemment ce n’était pas Gauvain. On n’attaque pas àun contre quatre. Était-ce Léchelle ? Mais alors quelle marcheforcée ! Léchelle était improbable, Gauvain impossible.

Lantenac poussa son cheval ; cheminfaisant il rencontra des habitants qui s’enfuyaient ; il lesquestionna, ils étaient fous de peur ; ils criaient : Lesbleus ! les bleus ! et quand il arriva, la situationétait mauvaise.

Voici ce qui s’était passé.

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