Quatre vingt-treize

LE CACHOT

 

La salle de justice était redevenue corps degarde ; le poste était doublé comme la veille ; deuxfactionnaires gardaient la porte du cachot fermée.

Vers minuit, un homme, qui tenait une lanterneà la main, traversa le corps de garde, se fit reconnaître et se fitouvrir le cachot. C’était Cimourdain.

Il entra et la porte resta entr’ouvertederrière lui.

Le cachot était ténébreux et silencieux.Cimourdain fit un pas dans cette obscurité, posa la lanterne àterre, et s’arrêta. On entendait dans l’ombre la respiration égaled’un homme endormi. Cimourdain écouta, pensif, ce bruitpaisible.

Gauvain était au fond du cachot, sur la bottede paille. C’était son souffle qu’on entendait. Il dormaitprofondément.

Cimourdain s’avança avec le moins de bruitpossible, vint tout près et se mit à regarder Gauvain ; unemère regardant son nourrisson dormir n’aurait pas un plus tendre etplus inexprimable regard. Ce regard était plus fort peut-être queCimourdain ; Cimourdain appuya, comme font quelquefois lesenfants, ses deux poings sur ses yeux, et demeura un momentimmobile. Puis il s’agenouilla, souleva doucement la main deGauvain et posa ses lèvres dessus.

Gauvain fit un mouvement. Il ouvrit les yeux,avec le vague étonnement du réveil en sursaut. La lanterneéclairait faiblement la cave. Il reconnut Cimourdain.

– Tiens, dit-il, c’est vous, mon maître.

Et il ajouta :

– Je rêvais que la mort me baisait lamain.

Cimourdain eut cette secousse que nous donneparfois la brusque invasion d’un flot de pensées ; quelquefoisce flot est si haut et si orageux qu’il semble qu’il va éteindrel’âme. Rien ne sortit du profond cœur de Cimourdain. Il ne put direque : Gauvain !

Et tous deux se regardèrent ; Cimourdainavec des yeux pleins de ces flammes qui brûlent les larmes, Gauvainavec son plus doux sourire.

Gauvain se souleva sur son coude etdit :

– Cette balafre que je vois sur votre visage,c’est le coup de sabre que vous avez reçu pour moi. Hier encorevous étiez dans cette mêlée à côté de moi et à cause de moi. Si laprovidence ne vous avait pas mis près de mon berceau, où serais-jeaujourd’hui ? dans les ténèbres. Si j’ai la notion du devoir,c’est de vous qu’elle me vient. J’étais né noué. Les préjugés sontdes ligatures, vous m’avez ôté ces bandelettes, vous avez remis macroissance en liberté, et de ce qui n’était déjà plus qu’une momie,vous avez refait un enfant. Dans l’avorton probable vous avez misune conscience. Sans vous, j’aurais grandi petit. J’existe parvous. Je n’étais qu’un seigneur, vous avez fait de moi uncitoyen ; je n’étais qu’un citoyen, vous avez fait de moi unesprit ; vous m’avez fait propre, comme homme, à la vieterrestre, et, comme âme, à la vie céleste. Vous m’avez donné, pouraller dans la réalité humaine, la clef de vérité, et, pour aller audelà, la clef de lumière. Ô mon maître, je vous remercie. C’estvous qui m’avez créé.

Cimourdain s’assit sur la paille à côté deGauvain et lui dit :

– Je viens souper avec toi.

Gauvain rompit le pain noir, et le luiprésenta. Cimourdain en prit un morceau ; puis Gauvain luitendit la cruche d’eau.

– Bois le premier, dit Cimourdain.

Gauvain but et passa la cruche à Cimourdainqui but après lui. Gauvain n’avait bu qu’une gorgée.

Cimourdain but à longs traits.

Dans ce souper, Gauvain mangeait et Cimourdainbuvait, signe du calme de l’un et de la fièvre de l’autre.

On ne sait quelle sérénité terrible était dansce cachot. Ces deux hommes causaient.

Gauvain disait :

– Les grandes choses s’ébauchent. Ce que larévolution fait en ce moment est mystérieux. Derrière l’œuvrevisible il y a l’œuvre invisible. L’une cache l’autre. L’œuvrevisible est farouche, l’œuvre invisible est sublime. En cet instantje distingue tout très nettement. C’est étrange et beau. Il a bienfallu se servir des matériaux du passé. De là cet extraordinaire93. Sous un échafaudage de barbarie se construit un temple decivilisation.

– Oui, répondit Cimourdain. De ce provisoiresortira le définitif. Le définitif, c’est-à-dire le droit et ledevoir parallèles, l’impôt proportionnel et progressif, le servicemilitaire obligatoire, le nivellement, aucune déviation, et,au-dessus de tous et de tout, cette ligne droite, la loi. Larépublique de l’absolu.

– Je préfère, dit Gauvain, la république del’idéal.

Il s’interrompit, puis continua :

– Ô mon maître, dans tout ce que vous venez dedire, où placez-vous le dévouement, le sacrifice, l’abnégation,l’entrelacement magnanime des bienveillances, l’amour ? Mettretout en équilibre, c’est bien ; mettre tout en harmonie, c’estmieux. Au-dessus de la balance il y a la lyre. Votre républiqueclose, mesure et règle l’homme ; la mienne l’emporte en pleinazur ; c’est la différence qu’il y a entre un théorème et unaigle.

– Tu te perds dans le nuage.

– Et vous dans le calcul.

– Il y a du rêve dans l’harmonie.

– Il y en a aussi dans l’algèbre.

– Je voudrais l’homme fait par Euclide.

– Et moi, dit Gauvain, je l’aimerais mieuxfait par Homère.

Le sourire sévère de Cimourdain s’arrêta surGauvain comme pour tenir cette âme en arrêt.

– Poésie. Défie-toi des poëtes.

– Oui, je connais ce mot. Défie-toi dessouffles, défie-toi des rayons, défie-toi des parfums, défie-toides fleurs, défie-toi des constellations.

– Rien de tout cela ne donne à manger.

– Qu’en savez-vous ? l’idée aussi estnourriture. Penser, c’est manger.

– Pas d’abstraction. La république c’est deuxet deux font quatre. Quand j’ai donné à chacun ce qui luirevient…

– Il vous reste à donner à chacun ce qui nelui revient pas.

– Qu’entends-tu par là ?

– J’entends l’immense concession réciproqueque chacun doit à tous et que tous doivent à chacun, et qui esttoute la vie sociale.

– Hors du droit strict, il n’y a rien.

– Il y a tout.

– Je ne vois que la justice.

– Moi, je regarde plus haut.

– Qu’y a-t-il donc au-dessus de lajustice ?

– L’équité.

Par moments ils s’arrêtaient comme si deslueurs passaient.

Cimourdain reprit :

– Précise, je t’en défie.

– Soit. Vous voulez le service militaireobligatoire. Contre qui ? contre d’autres hommes. Moi, je neveux pas de service militaire. Je veux la paix. Vous voulez lesmisérables secourus, moi je veux la misère supprimée. Vous voulezl’impôt proportionnel. Je ne veux point d’impôt du tout. Je veux ladépense commune réduite à sa plus simple expression et payée par laplus-value sociale.

– Qu’entends-tu par là ?

– Ceci : d’abord supprimez lesparasitismes ; le parasitisme du prêtre, le parasitisme dujuge, le parasitisme du soldat. Ensuite, tirez parti de vosrichesses ; vous jetez l’engrais à l’égout, jetez-le ausillon. Les trois quarts du sol sont en friche, défrichez laFrance, supprimez les vaines pâtures ; partagez les terrescommunales. Que tout homme ait une terre, et que toute terre ait unhomme. Vous centuplerez le produit social. La France, à cetteheure, ne donne à ses paysans que quatre jours de viande paran ; bien cultivée, elle nourrirait trois cent millionsd’hommes, toute l’Europe. Utilisez la nature, cette immenseauxiliaire dédaignée. Faites travailler pour vous tous les soufflesde vent, toutes les chutes d’eau, tous les effluves magnétiques. Leglobe a un réseau veineux souterrain ; il y a dans ce réseauune circulation prodigieuse d’eau, d’huile, de feu ; piquez laveine du globe, et faites jaillir cette eau pour vos fontaines,cette huile pour vos lampes, ce feu pour vos foyers. Réfléchissezau mouvement des vagues, au flux et reflux, au va-et-vient desmarées. Qu’est-ce que l’océan ? une énorme force perdue. Commela terre est bête ! ne pas employer l’océan !

– Te voilà en plein songe.

– C’est-à-dire en pleine réalité.

Gauvain reprit :

– Et la femme ? qu’enfaites-vous ?

Cimourdain répondit :

– Ce qu’elle est. La servante de l’homme.

– Oui. À une condition.

– Laquelle ?

– C’est que l’homme sera le serviteur de lafemme.

– Y penses-tu ? s’écria Cimourdain,l’homme serviteur ! jamais. L’homme est maître. Je n’admetsqu’une royauté, celle du foyer. L’homme chez lui est roi.

– Oui. À une condition.

– Laquelle ?

– C’est que la femme y sera reine.

– C’est-à-dire que tu veux pour l’homme etpour la femme…

– L’égalité.

– L’égalité ! y songes-tu ? les deuxêtres sont divers.

– J’ai dit l’égalité. Je n’ai pas ditl’identité.

Il y eut encore une pause, comme une sorte detrêve entre ces deux esprits échangeant des éclairs. Cimourdain larompit.

– Et l’enfant ! à qui ledonnes-tu ?

– D’abord au père qui l’engendre, puis à lamère qui l’enfante, puis au maître qui l’élève, puis à la cité quile virilise, puis à la patrie qui est la mère suprême, puis àl’humanité qui est la grande aïeule.

– Tu ne parles pas de Dieu.

– Chacun de ces degrés, père, mère, maître,cité, patrie, humanité, est un des échelons de l’échelle qui monteà Dieu.

Cimourdain se taisait, Gauvainpoursuivit :

– Quand on est au haut de l’échelle, on estarrivé à Dieu. Dieu s’ouvre ; on n’a plus qu’à entrer.

Cimourdain fit le geste d’un homme qui enrappelle un autre.

– Gauvain, reviens sur la terre. Nous voulonsréaliser le possible.

– Commencez par ne pas le rendreimpossible.

– Le possible se réalise toujours.

– Pas toujours. Si l’on rudoie l’utopie, on latue. Rien n’est plus sans défense que l’œuf.

– Il faut pourtant saisir l’utopie, luiimposer le joug du réel, et l’encadrer dans le fait. L’idéeabstraite doit se transformer en idée concrète ; ce qu’elleperd en beauté, elle le regagne en utilité ; elle est moindre,mais meilleure. Il faut que le droit entre dans la loi ; et,quand le droit s’est fait loi, il est absolu. C’est là ce quej’appelle le possible.

– Le possible est plus que cela.

– Ah ! te revoilà dans le rêve.

– Le possible est un oiseau mystérieuxtoujours planant au-dessus de l’homme.

– Il faut le prendre.

– Vivant.

Gauvain continua :

– Ma pensée est : Toujours en avant. SiDieu avait voulu que l’homme reculât, il lui aurait mis un œilderrière la tête. Regardons toujours du côté de l’aurore, del’éclosion, de la naissance. Ce qui tombe encourage ce qui monte.Le craquement du vieil arbre est un appel à l’arbre nouveau. Chaquesiècle fera son œuvre, aujourd’hui civique, demain humaine.Aujourd’hui la question du droit, demain la question du salaire.Salaire et droit, au fond c’est le même mot. L’homme ne vit paspour n’être point payé ; Dieu en donnant la vie contracte unedette ; le droit, c’est le salaire inné ; le salaire,c’est le droit acquis.

Gauvain parlait avec le recueillement d’unprophète.

Cimourdain écoutait. Les rôles étaientintervertis, et maintenant il semblait que c’était l’élève quiétait le maître.

Cimourdain murmura :

– Tu vas vite.

– C’est que je suis peut-être un peu pressé,dit Gauvain en souriant.

Et il reprit :

– Ô mon maître, voici la différence entre nosdeux utopies. Vous voulez la caserne obligatoire, moi, je veuxl’école. Vous rêvez l’homme soldat, je rêve l’homme citoyen. Vousle voulez terrible, je le veux pensif. Vous fondez une républiquede glaives, je fonde…

Il s’interrompit :

– Je fonderais une république d’esprits.

Cimourdain regarda le pavé du cachot, etdit :

– Et en attendant que veux-tu ?

– Ce qui est.

– Tu absous donc le moment présent ?

– Oui.

– Pourquoi ?

– Parce que c’est une tempête. Une tempêtesait toujours ce qu’elle fait. Pour un chêne foudroyé, que deforêts assainies ! La civilisation avait une peste, ce grandvent l’en délivre. Il ne choisit pas assez peut-être. Peut-il faireautrement ? Il est chargé d’un si rude balayage ! Devantl’horreur du miasme, je comprends la fureur du souffle.

Gauvain continua :

– D’ailleurs, que m’importe la tempête, sij’ai la boussole, et que me font les événements, si j’ai maconscience !

Et il ajouta de cette voix basse qui est aussila voix solennelle :

– Il y a quelqu’un qu’il faut toujours laisserfaire.

– Qui ? demanda Cimourdain.

Gauvain leva le doigt au-dessus de sa tête.Cimourdain suivit du regard la direction de ce doigt levé, et, àtravers la voûte du cachot, il lui sembla voir le ciel étoilé.

Ils se turent encore.

Cimourdain reprit :

– Société plus grande que nature. Je te ledis, ce n’est plus le possible, c’est le rêve.

– C’est le but. Autrement, à quoi bon lasociété ? Restez dans la nature. Soyez les sauvages. Otaïtiest un paradis. Seulement, dans ce paradis on ne pense pas. Mieuxvaudrait encore un enfer intelligent qu’un paradis bête. Mais non,point d’enfer. Soyons la société humaine. Plus grande que nature.Oui. Si vous n’ajoutez rien à la nature, pourquoi sortir de lanature ? Alors, contentez-vous du travail comme la fourmi, etdu miel comme l’abeille. Restez la bête ouvrière au lieu d’êtrel’intelligence reine. Si vous ajoutez quelque chose à la nature,vous serez nécessairement plus grand qu’elle ; ajouter, c’estaugmenter ; augmenter, c’est grandir. La société, c’est lanature sublimée. Je veux tout ce qui manque aux ruches, tout ce quimanque aux fourmilières, les monuments, les arts, la poésie, leshéros, les génies. Porter des fardeaux éternels, ce n’est pas laloi de l’homme. Non, non, non, plus de parias, plus d’esclaves,plus de forçats, plus de damnés ! Je veux que chacun desattributs de l’homme soit un symbole de civilisation et un patronde progrès ; je veux la liberté devant l’esprit, l’égalitédevant le cœur, la fraternité devant l’âme. Non ! plus dejoug ! l’homme est fait, non pour traîner des chaînes, maispour ouvrir des ailes. Plus d’homme reptile. Je veux latransfiguration de la larve en lépidoptère ; je veux que lever de terre se change en une fleur vivante, et s’envole. Jeveux…

Il s’arrêta. Son œil devint éclatant.

Ses lèvres remuaient. Il cessa de parler.

La porte était restée ouverte. Quelque chosedes rumeurs du dehors pénétrait dans le cachot. On entendait devagues clairons, c’était probablement la diane ; puis descrosses de fusil sonnant à terre, c’étaient les sentinelles qu’onrelevait ; puis, assez près de la tour, autant qu’on enpouvait juger dans l’obscurité, un mouvement pareil à un remuementde planches et de madriers, avec des bruits sourds et intermittentsqui ressemblaient à des coups de marteau.

Cimourdain, pâle, écoutait. Gauvainn’entendait pas.

Sa rêverie était de plus en plus profonde. Ilsemblait qu’il ne respirât plus, tant il était attentif à ce qu’ilvoyait sous la voûte visionnaire de son cerveau. Il avait de douxtressaillements. La clarté d’aurore qu’il avait dans la prunellegrandissait.

Un certain temps se passa ainsi. Cimourdainlui demanda :

– À quoi penses-tu ?

– À l’avenir, dit Gauvain.

Et il retomba dans sa méditation. Cimourdainse leva du lit de paille où ils étaient assis tous les deux.Gauvain ne s’en aperçut pas. Cimourdain, couvant du regard le jeunehomme pensif, recula lentement jusqu’à la porte, et sortit. Lecachot se referma.

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