Quatre vingt-treize

VIS ET VIRI

 

Le canon allait et venait dans l’entrepont Oneût dit le chariot vivant de l’Apocalypse. Le falot de marine,oscillant sous l’étrave de la batterie, ajoutait à cette vision unvertigineux balancement d’ombre et de lumière. La forme du canons’effaçait dans la violence de sa course, et il apparaissait,tantôt noir dans la clarté, tantôt reflétant de vagues blancheursdans l’obscurité.

Il continuait l’exécution du navire. Il avaitdéjà fracassé quatre autres pièces et fait dans la muraille deuxcrevasses heureusement au-dessus de la flottaison, mais par oùl’eau entrerait, s’il survenait une bourrasque. Il se ruaitfrénétiquement sur la membrure ; les porques très robustesrésistaient, les bois courbes ont une solidité particulière ;mais on entendait leurs craquements sous cette massue démesurée,frappant, avec une sorte d’ubiquité inouïe, de tous les côtés à lafois. Un grain de plomb secoué dans une bouteille n’a pas despercussions plus insensées et plus rapides. Les quatre rouespassaient et repassaient sur les hommes tués, les coupaient, lesdépeçaient et les déchiquetaient, et des cinq cadavres avaient faitvingt tronçons qui roulaient à travers la batterie ; les têtesmortes semblaient crier ; des ruisseaux de sang se tordaientsur le plancher selon les balancements du roulis. Levaigrage[3], avarié en plusieurs endroits, commençaità s’entr’ouvrir. Tout le navire était plein d’un bruitmonstrueux.

Le capitaine avait promptement repris sonsang-froid, et sur son ordre on avait jeté par le carré, dansl’entrepont, tout ce qui pouvait amortir et entraver la courseeffrénée du canon, les matelas, les hamacs, les rechanges devoiles, les rouleaux de cordages, les sacs d’équipage, et lesballots de faux assignats dont la corvette avait tout unchargement, cette infamie anglaise étant regardée comme de bonneguerre.

Mais que pouvaient faire ces chiffons ?Personne n’osant descendre pour les disposer comme il eût fallu, enquelques minutes ce fut de la charpie.

Il y avait juste assez de mer pour quel’accident fût aussi complet que possible. Une tempête eût étédésirable ; elle eût peut-être culbuté le canon, et, une foisles quatre roues en l’air, on eût pu s’en rendre maître. Cependantle ravage s’aggravait. Il y avait des écorchures et même desfractures aux mâts, qui, emboîtés dans la charpente de la quille,traversent les étages des navires et y font comme de gros piliersronds. Sous les frappements convulsifs du canon, le mât de misaines’était lézardé, le grand mât lui-même était entamé. La batterie sedisloquait. Dix pièces sur trente étaient hors de combat ; lesbrèches au bordage se multipliaient et la corvette commençait àfaire eau.

Le vieux passager descendu dans l’entrepontsemblait un homme de pierre au bas de l’escalier. Il jetait surcette dévastation un œil sévère. Il ne bougeait point. Ilparaissait impossible de faire un pas dans la batterie.

Chaque mouvement de la caronade en libertéébauchait l’effondrement du navire. Encore quelques instants, et lenaufrage était inévitable.

Il fallait périr ou couper court audésastre ; prendre un parti, mais lequel ?

Quelle combattante que cettecaronade !

Il s’agissait d’arrêter cette épouvantablefolle.

Il s’agissait de colleter cet éclair.

Il s’agissait de terrasser cette foudre.

Boisberthelot dit à La Vieuville :

– Croyez-vous en Dieu, chevalier ?

La Vieuville répondit :

– Oui. Non. Quelquefois.

– Dans la tempête ?

– Oui. Et dans des moments comme celui-ci.

– Il n’y a en effet que Dieu qui puisse noustirer de là, dit Boisberthelot.

Tous se taisaient, laissant la caronade faireson fracas horrible.

Du dehors, le flot battant le navire répondaitaux chocs du canon par des coups de mer. On eût dit deux marteauxalternant.

Tout à coup, dans cette espèce de cirqueinabordable où bondissait le canon échappé, on vit un hommeapparaître, une barre de fer à la main. C’était l’auteur de lacatastrophe, le chef de pièce coupable de négligence et cause del’accident, le maître de la caronade. Ayant fait le mal, il voulaitle réparer. Il avait empoigné une barre d’anspect d’une main, unedrosse à nœud coulant de l’autre main, et il avait sauté par lecarré dans l’entrepont.

Alors une chose farouche commença ;spectacle titanique ; le combat du canon contre lecanonnier ; la bataille de la matière et de l’intelligence, leduel de la chose contre l’homme.

L’homme s’était posté dans un angle, et, sabarre et sa corde dans ses deux poings, adossé à une porque,affermi sur ses jarrets qui semblaient deux piliers d’acier,livide, calme, tragique, comme enraciné dans le plancher, ilattendait.

Il attendait que le canon passât près delui.

Le canonnier connaissait sa pièce, et il luisemblait qu’elle devait le connaître. Il vivait depuis longtempsavec elle. Que de fois il lui avait fourré la main dans lagueule ! C’était son monstre familier. Il se mit à lui parlercomme à son chien.

– Viens, disait-il. Il l’aimait peut-être.

Il paraissait souhaiter qu’elle vînt àlui.

Mais venir à lui, c’était venir sur lui. Etalors il était perdu. Comment éviter l’écrasement ? Là étaitla question. Tous regardaient, terrifiés.

Pas une poitrine ne respirait librement,excepté peut-être celle du vieillard qui était seul dansl’entrepont avec les deux combattants, témoin sinistre.

Il pouvait lui-même être broyé par la pièce.Il ne bougeait pas.

Sous eux le flot, aveugle, dirigeait lecombat.

Au moment où, acceptant ce corps-à-corpseffroyable, le canonnier vint provoquer le canon, un hasard desbalancements de la mer fit que la caronade demeura un momentimmobile et comme stupéfaite. « Viens donc ! » luidisait l’homme. Elle semblait écouter.

Subitement elle sauta sur lui. L’homme esquivale choc.

La lutte s’engagea. Lutte inouïe. Le fragilese colletant avec l’invulnérable. Le belluaire de chair attaquantla bête d’airain. D’un côté une force, de l’autre une âme.

Tout cela se passait dans une pénombre.C’était comme la vision indistincte d’un prodige.

Une âme ; chose étrange, on eût dit quele canon en avait une, lui aussi ; mais une âme de haine et derage. Cette cécité paraissait avoir des yeux. Le monstre avaitl’air de guetter l’homme. Il y avait, on l’eût pu croire du moins,de la ruse dans cette masse. Elle aussi choisissait son moment.C’était on ne sait quel gigantesque insecte de fer ayant ousemblant avoir une volonté de démon. Par moment, cette sauterellecolossale cognait le plafond bas de la batterie, puis elleretombait sur ses quatre roues comme un tigre sur ses quatregriffes, et se remettait à courir sur l’homme. Lui, souple, agile,adroit, se tordait comme une couleuvre sous tous ces mouvements defoudre. Il évitait les rencontres, mais les coups auxquels il sedérobait tombaient sur le navire et continuaient de le démolir.

Un bout de chaîne cassée était resté accrochéà la caronade. Cette chaîne s’était enroulée on ne sait commentdans la vis du bouton de culasse. Une extrémité de la chaîne étaitfixée à l’affût. L’autre, libre, tournoyait éperdument autour ducanon dont elle exagérait tous les soubresauts. La vis la tenaitcomme une main fermée, et cette chaîne, multipliant les coups debélier par des coups de lanière, faisait autour du canon untourbillon terrible, fouet de fer dans un poing d’airain. Cettechaîne compliquait le combat.

Pourtant l’homme luttait. Même, par instants,c’était l’homme qui attaquait le canon ; il rampait le long dubordage, sa barre et sa corde à la main ; et le canon avaitl’air de comprendre, et, comme s’il devinait un piège, fuyait.L’homme, formidable, le poursuivait.

De telles choses ne peuvent durer longtemps.Le canon sembla se dire tout à coup : Allons ! il faut enfinir ! et il s’arrêta. On sentit l’approche du dénoûment. Lecanon, comme en suspens, semblait avoir ou avait, car pour tousc’était un être, une préméditation féroce. Brusquement, il seprécipita sur le canonnier. Le canonnier se rangea de côté, lelaissa passer, et lui cria en riant : « Àrefaire ! » Le canon, comme furieux, brisa une caronade àbâbord ; puis ressaisi par la fronde invisible qui le tenait,il s’élança à tribord sur l’homme, qui échappa. Trois caronadess’effondrèrent sous la poussée du canon ; alors, comme aveugleet ne sachant plus ce qu’il faisait, il tourna le dos à l’homme,roula de l’arrière à l’avant, détraqua l’étrave et alla faire unebrèche à la muraille de proue. L’homme s’était réfugié au pied del’escalier, à quelques pas du vieillard témoin. Le canonnier tenaitsa barre d’anspect en arrêt. Le canon parut l’apercevoir, et, sansprendre la peine de se retourner, recula sur l’homme avec unepromptitude de coup de hache. L’homme acculé au bordage étaitperdu. Tout l’équipage poussa un cri.

Mais le vieux passager jusqu’alors immobiles’était élancé lui-même plus rapide que toutes ces rapiditésfarouches. Il avait saisi un ballot de faux assignats, et, aurisque d’être écrasé, il avait réussi à le jeter entre les roues dela caronade. Ce mouvement décisif et périlleux n’eût pas étéexécuté avec plus de justesse et de précision par un homme rompu àtous les exercices décrits dans le livre de Durosel sur laManœuvre du canon de mer.

Le ballot fit l’effet d’un tampon. Un caillouenraye un bloc, une branche d’arbre détourne une avalanche. Lacaronade trébucha. Le canonnier à son tour, saisissant ce jointredoutable, plongea sa barre de fer entre les rayons d’une desroues d’arrière. Le canon s’arrêta.

Il penchait. L’homme, d’un mouvement de levierimprimé à la barre, le fit basculer. La lourde masse se renversa,avec le bruit d’une cloche qui s’écroule, et l’homme se ruant àcorps perdu, ruisselant de sueur, passa le nœud coulant de ladrosse au cou de bronze du monstre terrassé.

C’était fini. L’homme avait vaincu. La fourmiavait eu raison du mastodonte ; le pygmée avait fait letonnerre prisonnier.

Les soldats et les marins battirent desmains.

Tout l’équipage se précipita avec des câbleset des chaînes, et en un instant le canon fut amarré.

Le canonnier salua le passager.

– Monsieur, lui dit-il, vous m’avez sauvé lavie.

Le vieillard avait repris son attitudeimpassible, et ne répondit pas.

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