Quatre vingt-treize

AFFREUX COMME L’ANTIQUE

 

La voix implacable en effet était la voix deCimourdain ; la voix plus jeune et moins absolue était cellede Gauvain.

Le marquis de Lantenac, en reconnaissantl’abbé Cimourdain, ne s’était pas trompé.

En peu de semaines, dans ce pays que la guerrecivile faisait sanglant, Cimourdain, on le sait, était devenufameux ; pas de notoriété plus lugubre que la sienne ; ondisait : Marat à Paris, Châlier à Lyon, Cimourdain en Vendée.On flétrissait l’abbé Cimourdain de tout le respect qu’on avait eupour lui autrefois ; c’est là l’effet de l’habit de prêtreretourné. Cimourdain faisait horreur. Les sévères sont desinfortunés ; qui voit leurs actes les condamne, qui verraitleur conscience les absoudrait peut-être. Un Lycurgue qui n’est pasexpliqué semble un Tibère. Quoi qu’il en fût, deux hommes, lemarquis de Lantenac et l’abbé Cimourdain, étaient égaux dans labalance de haine ; la malédiction des royalistes surCimourdain faisait contre-poids à l’exécration des républicainspour Lantenac. Chacun de ces deux hommes était, pour le campopposé, le monstre ; à tel point qu’il se produisit ce faitsingulier que, tandis que Prieur de la Marne à Granville mettait àprix la tête de Lantenac, Charette à Noirmoutier mettait à prix latête de Cimourdain.

Disons-le, ces deux hommes, le marquis et leprêtre, étaient jusqu’à un certain point le même homme. Le masquede bronze de la guerre civile a deux profils, l’un tourné vers lepassé, l’autre tourné vers l’avenir, mais aussi tragiques l’un quel’autre. Lantenac était le premier de ces profils, Cimourdain étaitle second ; seulement l’amer rictus de Lantenac était couvertd’ombre et de nuit, et sur le front fatal de Cimourdain il y avaitune lueur d’aurore.

Cependant la Tourgue assiégée avait unrépit.

Grâce à l’intervention de Gauvain, on vient dele voir, une sorte de trêve de vingt-quatre heures avait étéconvenue.

L’Imânus, du reste, était bien renseigné, et,par suite des réquisitions de Cimourdain, Gauvain avait maintenantsous ses ordres quatre mille cinq cents hommes, tant gardenationale que troupe de ligne, avec lesquels il cernait Lantenacdans la Tourgue, et il avait pu braquer contre la forteresse douzepièces de canon, six du côté de la tour, sur la lisière de laforêt, en batterie enterrée, et six du côté du pont, sur leplateau, en batterie haute. Il avait pu faire jouer la mine, et labrèche était ouverte au pied de la tour.

Ainsi, sitôt les vingt-quatre heures de trêveexpirées, la lutte allait s’engager dans les conditions quevoici :

Sur le plateau et dans la forêt, on étaitquatre mille cinq cents.

Dans la tour, dix-neuf.

Les noms de ces dix-neuf assiégés peuvent êtreretrouvés par l’histoire dans les affiches de mise hors la loi.Nous les rencontrerons peut-être.

Pour commander à ces quatre mille cinq centshommes qui étaient presque une armée, Cimourdain aurait voulu queGauvain se laissât faire adjudant général. Gauvain avait refusé, etavait dit : « Quand Lantenac sera pris, nous verrons. Jen’ai encore rien mérité. »

Ces grands commandements avec d’humbles gradesétaient d’ailleurs dans les mœurs républicaines. Bonaparte, plustard, fut en même temps chef d’escadron d’artillerie et général enchef de l’armée d’Italie.

La Tour-Gauvain avait une destinéeétrange : un Gauvain l’attaquait, un Gauvain la défendait. Delà, une certaine réserve dans l’attaque, mais non dans la défense,car M. de Lantenac était de ceux qui ne ménagent rien, etd’ailleurs il avait surtout habité Versailles et n’avait aucunesuperstition pour la Tourgue, qu’il connaissait à peine. Il étaitvenu s’y réfugier, n’ayant plus d’autre asile, voilà tout ;mais il l’eût démolie sans scrupule. Gauvain était plusrespectueux.

Le point faible de la forteresse était lepont ; mais dans la bibliothèque, qui était sur le pont, il yavait les archives de la famille ; si l’assaut était donné là,l’incendie du pont était inévitable ; il semblait à Gauvainque brûler les archives, c’était attaquer ses pères. La Tourgueétait le manoir de famille des Gauvain ; c’est de cette tourque mouvaient tous leurs fiefs de Bretagne, de même que tous lesfiefs de France mouvaient de la tour du Louvre ; les souvenirsdomestiques des Gauvain étaient là ; lui-même, il y étaitné ; les fatalités tortueuses de la vie l’amenaient àattaquer, homme, cette muraille vénérable qui l’avait protégéenfant. Serait-il impie envers cette demeure jusqu’à la mettre encendres ? Peut-être son propre berceau, à lui Gauvain,était-il dans quelque coin du grenier de la bibliothèque. Certainesréflexions sont des émotions. Gauvain, en présence de l’antiquemaison de famille, se sentait ému. C’est pourquoi il avait épargnéle pont. Il s’était borné à rendre toute sortie ou toute évasionimpossible par cette issue et à tenir le pont en respect par unebatterie, et il avait choisi pour l’attaque le côté opposé. De là,la mine et la sape au pied de la tour.

Cimourdain l’avait laissé faire ; il sele reprochait ; car son âpreté fronçait le sourcil devanttoutes ces vieilleries gothiques, et il ne voulait pas plusl’indulgence pour les édifices que pour les hommes. Ménager unchâteau, c’était un commencement de clémence. Or la clémence étaitle côté faible de Gauvain. Cimourdain, on le sait, le surveillaitet l’arrêtait sur cette pente, à ses yeux funeste. Pourtantlui-même, et en ne se l’avouant qu’avec une sorte de colère, iln’avait pas revu la Tourgue sans un secret tressaillement ; ilse sentait attendri devant cette salle studieuse où étaient lespremiers livres qu’il eût fait lire à Gauvain ; il avait étécuré du village voisin, Parigné ; il avait, lui Cimourdain,habité les combles du châtelet du pont ; c’est dans labibliothèque qu’il tenait entre ses genoux le petit Gauvain épelantl’alphabet ; c’est entre ces vieux quatre murs-là qu’il avaitvu son élève bien-aimé, le fils de son âme, grandir comme homme etcroître comme esprit. Cette bibliothèque, ce châtelet, ces murspleins de ses bénédictions sur l’enfant, allait-il les foudroyer etles brûler ? Il leur faisait grâce. Non sans remords.

Il avait laissé Gauvain entamer le siège surle point opposé. La Tourgue avait son côté sauvage, la tour, et soncôté civilisé, la bibliothèque. Cimourdain avait permis à Gauvainde ne battre en brèche que le côté sauvage.

Du reste, attaquée par un Gauvain, défenduepar un Gauvain, cette vieille demeure revenait, en pleinerévolution française, à ses habitudes féodales. Les guerres entreparents sont toute l’histoire du moyen âge ; les Étéocles etles Polynices sont gothiques aussi bien que grecs, et Hamlet faitdans Elseneur ce qu’Oreste a fait dans Argos.

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