Quatre vingt-treize

LIVRE III LA CONVENTION

LA CONVENTION

 

I

 

Nous approchons de la grande cime.

Voici la Convention.

Le regard devient fixe en présence de cesommet.

Jamais rien de plus haut n’est apparu surl’horizon des hommes.

Il y a l’Himalaya et il y a la Convention.

La Convention est peut-être le point culminantde l’histoire.

Du vivant de la Convention, car cela vit, uneassemblée, on ne se rendait pas compte de ce qu’elle était. Ce quiéchappait aux contemporains, c’était précisément sa grandeur ;on était trop effrayé pour être ébloui. Tout ce qui est grand a unehorreur sacrée. Admirer les médiocres et les collines, c’estaisé ; mais ce qui est trop haut, un génie aussi bien qu’unemontagne, une assemblée aussi bien qu’un chef-d’œuvre, vus de tropprès, épouvantent. Toute cime semble une exagération. Gravirfatigue. On s’essouffle aux escarpements, on glisse sur les pentes,on se blesse à des aspérités qui sont des beautés ; lestorrents, en écumant, dénoncent les précipices, les nuages cachentles sommets ; l’ascension terrifie autant que la chute. De làplus d’effroi que d’admiration. On éprouve ce sentiment bizarre,l’aversion du grand. On voit les abîmes, on ne voit pas lessublimités ; on voit le monstre, on ne voit pas le prodige.Ainsi fut d’abord jugée la Convention. La Convention fut toisée parles myopes, elle, faite pour être contemplée par les aigles.

Aujourd’hui elle est en perspective, et elledessine sur le ciel profond, dans un lointain serein et tragique,l’immense profil de la révolution française.

 

II

 

Le 14 juillet avait délivré.

Le 10 août avait foudroyé.

Le 21 septembre fonda.

Le 21 septembre, l’équinoxe, l’équilibre.Libra. La balance. Ce fut, suivant la remarque de Romme,sous ce signe de l’Égalité et de la Justice que la république futproclamée. Une constellation fit l’annonce.

La Convention est le premier avatar du peuple.C’est par la Convention que s’ouvrit la grande page nouvelle et quel’avenir d’aujourd’hui commença.

À toute idée il faut une enveloppe visible, àtout principe il faut une habitation ; une église, c’est Dieuentre quatre murs ; à tout dogme, il faut un temple.

Quand la Convention fut, il y eut un premierproblème à résoudre, loger la Convention.

On prit d’abord le Manège, puis les Tuileries.On y dressa un châssis, un décor, une grande grisaille peinte parDavid, des bancs symétriques, une tribune carrée, des pilastresparallèles, des socles pareils à des billots, de longues étravesrectilignes, des alvéoles rectangulaires où se pressait lamultitude et qu’on appelait les tribunes publiques, un velariumromain, des draperies grecques, et dans ces angles droits et dansces lignes droites on installa la Convention ; dans cettegéométrie on mit la tempête. Sur la tribune le bonnet rouge étaitpeint en gris. Les royalistes commencèrent par rire de ce bonnetrouge gris, de cette salle postiche, de ce monument de carton, dece sanctuaire de papier mâché, de ce panthéon de boue et decrachat. Comme cela devait disparaître vite ! Les colonnesétaient en douves de tonneau, les voûtes étaient en volige, lesbas-reliefs étaient en mastic, les entablements étaient en sapin,les statues étaient en plâtre, les marbres étaient en peinture, lesmurailles étaient en toile, et dans ce provisoire la France a faitde l’éternel.

Les murailles de la salle du Manège, quand laConvention vint y tenir séance, étaient toutes couvertes desaffiches qui avaient pullulé dans Paris à l’époque du retour deVarennes. On lisait sur l’une : – Le roi rentre. Bâtonnerqui l’applaudira, pendre qui l’insultera. – Sur uneautre : – Paix là. Chapeaux sur la tête. Il va parlerdevant ses juges. – Sur une autre : – Le roi a couchéla nation en joue. Il a fait long feu, à la nation de tirermaintenant. – Sur une autre : – LaLoi ! la Loi ! Ce fut entre ces murs-là quela Convention jugea Louis XVI.

Aux Tuileries, où la Convention vint siéger le10 mai 1793, et qui s’appelèrent le Palais-National, la salle desséances occupait tout l’intervalle entre le pavillon de l’Horlogeappelé pavillon-Unité et le pavillon Marsan appelépavillon-Liberté. Le pavillon de Flore s’appelait pavillon-Égalité.C’est par le grand escalier de Jean Bullant qu’on montait à lasalle des séances. Sous le premier étage occupé par l’assemblée,tout le rez-de-chaussée du palais était une sorte de longue salledes gardes encombrée des faisceaux et des lits de camp des troupesde toutes armes qui veillaient autour de la Convention. L’assembléeavait une garde d’honneur qu’on appelait « les grenadiers dela Convention ».

Un ruban tricolore séparait le château oùétait l’assemblée du jardin où le peuple allait et venait.

 

III

 

Ce qu’était la salle des séances, achevons dele dire. Tout intéresse de ce lieu terrible.

Ce qui, en entrant, frappait d’abord leregard, c’était entre deux larges fenêtres une haute statue de laLiberté.

Quarante-deux mètres de longueur, dix mètresde largeur, onze mètres de hauteur, telles étaient les dimensionsde ce qui avait été le théâtre du roi et de ce qui devint lethéâtre de la révolution. L’élégante et magnifique salle bâtie parVigarani pour les courtisans disparut sous la sauvage charpente quien 93 dut subir le poids du peuple. Cette charpente, sur laquelles’échafaudaient les tribunes publiques, avait, détail qui vaut lapeine d’être noté, pour point d’appui unique un poteau. Ce poteauétait d’un seul morceau, et avait dix mètres de portée. Peu decariatides ont travaillé comme ce poteau ; il a soutenupendant des années la rude poussée de la révolution. Il a portél’acclamation, l’enthousiasme, l’injure, le bruit, le tumulte,l’immense chaos des colères, l’émeute. Il n’a pas fléchi. Après laConvention, il a vu le conseil des Anciens. Le 18 brumaire l’arelayé.

Percier alors remplaça le pilier de bois pardes colonnes de marbre, qui ont moins duré.

L’idéal des architectes est parfoissingulier ; l’architecte de la rue de Rivoli a eu pour idéalla trajectoire d’un boulet de canon, l’architecte de Carlsruhe a eupour idéal un éventail ; un gigantesque tiroir de commode, telsemble avoir été l’idéal de l’architecte qui construisit la salleoù la Convention vint siéger le 10 mai 1793 ; c’était long,haut et plat. À l’un des grands côtés du parallélogramme étaitadossé un vaste demi-cirque, c’était l’amphithéâtre des bancs desreprésentants, sans tables ni pupitres ; Garan-Coulon, quiécrivait beaucoup, écrivait sur son genou ; en face des bancs,la tribune ; devant la tribune, le buste de Lepelletier –Saint-Fargeau ; derrière la tribune, le fauteuil duprésident.

La tête du buste dépassait un peu le rebord dela tribune ; ce qui fit que, plus tard, on l’ôta de là.

L’amphithéâtre se composait de dix-neuf bancsdemi-circulaires, étagés les uns derrière les autres ; destronçons de bancs prolongeaient cet amphithéâtre dans les deuxencoignures.

En bas, dans le fer à cheval au pied de latribune, se tenaient les huissiers.

D’un autre côté de la tribune, dans un cadrede bois noir, était appliquée au mur une pancarte de neuf pieds dehaut, portant sur deux pages séparées par une sorte de sceptre laDéclaration des droits de l’homme ; de l’autre côté il y avaitune place vide qui plus tard fut occupée par un cadre pareilcontenant la Constitution de l’an II, dont les deux pages étaientséparées par un glaive. Au-dessus de la tribune, au-dessus de latête de l’orateur, frissonnaient, sortant d’une profonde loge àdeux compartiments pleine de peuple, trois immenses drapeauxtricolores, presque horizontaux, appuyés à un autel sur lequel onlisait ce mot : LA LOI. Derrière Cet autel se dressait, commela sentinelle de la parole libre, un énorme faisceau romain, hautcomme une colonne. Des statues colossales, droites contre le mur,faisaient face aux représentants. Le président avait à sa droiteLycurgue et à sa gauche Solon ; au-dessus de la Montagne il yavait Platon.

Ces statues avaient pour piédestaux de simplesdés, posés sur une longue corniche saillante qui faisait le tour dela salle et séparait le peuple de l’assemblée. Les spectateurss’accoudaient à cette corniche.

Le cadre de bois noir du placard desDroits de l’Homme montait jusqu’à la corniche et entamaitle dessin de l’entablement, effraction de la ligne droite quifaisait murmurer Chabot. – C’est laid, disait-il àVadier.

Sur les têtes des statues, alternaient descouronnes de chêne et de laurier.

Une draperie verte, où étaient peintes en vertplus foncé les mêmes couronnes, descendait à gros plis droits de lacorniche de pourtour et tapissait tout le rez-de-chaussée de lasalle occupée par l’assemblée. Au-dessus de cette draperie lamuraille était blanche et froide. Dans cette muraille secreusaient, coupés comme à l’emporte-pièce, sans moulure nirinceau, deux étages de tribunes publiques, les carrées en bas, lesrondes en haut ; selon la règle, car Vitruve n’était pasdétrôné, les archivoltes étaient superposées aux architraves. Il yavait dix tribunes sur chacun des grands côtés de la salle, et àchacune des deux extrémités deux loges démesurées ; en toutvingt-quatre. Là s’entassaient les foules.

Les spectateurs des tribunes inférieuresdébordaient sur tous les plats-bords et se groupaient sur tous lesreliefs de l’architecture. Une longue barre de fer, solidementscellée à hauteur d’appui, servait de garde-fou aux tribuneshautes, et garantissait les spectateurs contre la pression descohues montant les escaliers. Une fois pourtant un homme futprécipité dans l’Assemblée, il tomba un peu sur Massieu, évêque deBeauvais, ne se tua pas, et dit : Tiens ! c’est doncbon à quelque chose, un évêque !

La salle de la Convention pouvait contenirdeux mille personnes, et, les jours d’insurrection, troismille.

La Convention avait deux séances, une du jour,une du soir.

Le dossier du président était rond, à clousdorés. Sa table était contrebutée par quatre monstres ailés à unseul pied, qu’on eût dit sortis de l’Apocalypse pour assister à larévolution. Ils semblaient avoir été dételés du char d’Ézéchielpour venir traîner le tombereau de Sanson.

Sur la table du président il y avait unegrosse sonnette, presque une cloche, un large encrier de cuivre, etun in-folio relié en parchemin qui était le livre desprocès-verbaux.

Des têtes coupées, portées au bout d’unepique, se sont égouttées sur cette table.

On montait à la tribune par un degré de neufmarches. Ces marches étaient hautes, roides et assezdifficiles ; elles firent un jour trébucher Gensonné qui lesgravissait. C’est un escalier d’échafaud ! dit-il. –Fais ton apprentissage, lui cria Carrier.

Là où le mur avait paru trop nu, dans lesangles de la salle, l’architecte avait appliqué pour ornements desfaisceaux, la hache en dehors.

À droite et à gauche de la tribune, des soclesportaient deux candélabres de douze pieds de haut, ayant à leursommet quatre paires de quinquets. Il y avait dans chaque logepublique un candélabre pareil. Sur les socles de ces candélabresétaient sculptés des ronds que le peuple appelait « colliersde guillotine ».

Les bancs de l’Assemblée montaient presquejusqu’à la corniche des tribunes ; les représentants et lepeuple pouvaient dialoguer.

Les vomitoires des tribunes se dégorgeaientdans un labyrinthe de corridors plein parfois d’un bruitfarouche.

La Convention encombrait le palais et refluaitjusque dans les hôtels voisins, l’hôtel de Longueville, l’hôtel deCoigny. C’est à l’hôtel de Coigny qu’après le 10 août, si l’on encroit une lettre de lord Bradford, on transporta le mobilier royal.Il fallut deux mois pour vider les Tuileries.

Les comités étaient logés aux environs de lasalle ; au pavillon-Égalité, la législation, l’agriculture etle commerce ; au pavillon-Liberté, la marine, les colonies,les finances, les assignats, le salut public ; aupavillon-Unité, la guerre.

Le Comité de sûreté générale communiquaitdirectement avec le Comité de salut public par un couloir obscur,éclairé nuit et jour d’un réverbère, où allaient et venaient lesespions de tous les partis. On n’y parlait pas.

La barre de la Convention a été plusieurs foisdéplacée. Habituellement elle était à droite du président.

Aux deux extrémités de la salle, les deuxcloisons verticales qui fermaient du côté droit et du côté gaucheles demi-cercles concentriques de l’amphithéâtre laissaient entreelles et le mur deux couloirs étroits et profonds sur lesquelss’ouvraient deux sombres portes carrées. On entrait et on sortaitpar là.

Les représentants entraient directement dansla salle par une porte donnant sur la terrasse des Feuillants.

Cette salle, peu éclairée le jour par de pâlesfenêtres, mal éclairée, quand venait le crépuscule, par desflambeaux livides, avait on ne sait quoi de nocturne. Cedemi-éclairage s’ajoutait aux ténèbres du soir ; les séancesaux lampes étaient lugubres. On ne se voyait pas ; d’un boutde la salle à l’autre, de la droite à la gauche, des groupes defaces vagues s’insultaient. On se rencontrait sans se reconnaître.Un jour Laignelot, courant à la tribune, se heurte, dans le couloirde descente, à quelqu’un. – Pardon, Robespierre, dit-il. – Pour quime prends-tu ? répond une voix rauque. – Pardon, Marat, ditLaignelot.

En bas, à droite et à gauche du président,deux tribunes étaient réservées ; car, chose étrange, il yavait à la Convention des spectateurs privilégiés. Ces tribunesétaient les seules qui eussent une draperie. Au milieu del’architrave, deux glands d’or relevaient cette draperie. Lestribunes du peuple étaient nues.

Tout cet ensemble était violent, sauvage,régulier. Le correct dans le farouche ; c’est un peu toute larévolution. La salle de la Convention offrait le plus completspécimen de ce que les artistes ont appelé depuis« l’architecture messidor » ; c’était massif etgrêle. Les bâtisseurs de ce temps-là prenaient le symétrique pourle beau. Le dernier mot de la Renaissance avait été dit sous LouisXV, et une réaction s’était faite. On avait poussé le noblejusqu’au fade, et la pureté jusqu’à l’ennui. La pruderie existe enarchitecture. Après les éblouissantes orgies de forme et de couleurdu dix-huitième siècle, l’art s’était mis à la diète, et ne sepermettait plus que la ligne droite. Ce genre de progrès aboutit àla laideur. L’art réduit au squelette, tel est le phénomène. C’estl’inconvénient de ces sortes de sagesses et d’abstinences ; lestyle est si sobre qu’il devient maigre.

En dehors de toute émotion politique, et à nevoir que l’architecture, un certain frisson se dégageait de cettesalle. On se rappelait confusément l’ancien théâtre, les logesenguirlandées, le plafond d’azur et de pourpre, le lustre àfacettes, les girandoles à reflets de diamants, les tentures gorgede pigeon, la profusion d’amours et de nymphes sur le rideau et surles draperies, toute l’idylle royale et galante, peinte, sculptéeet dorée, qui avait empli de son sourire ce lieu sévère, et l’onregardait partout autour de soi ces durs angles rectilignes, froidset tranchants comme l’acier ; c’était quelque chose commeBoucher guillotiné par David.

IV

 

Qui voyait l’Assemblée ne songeait plus à lasalle. Qui voyait le drame ne pensait plus au théâtre. Rien de plusdifforme et de plus sublime. Un tas de héros, un troupeau delâches. Des fauves sur une montagne, des reptiles dans un marais.Là fourmillaient, se coudoyaient, se provoquaient, se menaçaient,luttaient et vivaient tous ces combattants qui sont aujourd’hui desfantômes.

Dénombrement titanique.

À droite, la Gironde, légion depenseurs ; à gauche, la Montagne, groupe d’athlètes. D’uncôté, Brissot, qui avait reçu les clefs de la Bastille ;Barbaroux, auquel obéissaient les Marseillais ; Kervélégan,qui avait sous la main le bataillon de Brest caserné au faubourgSaint-Marceau ; Gensonné, qui avait établi la suprématie desreprésentants sur les généraux ; le fatal Guadet, auquel unenuit, aux Tuileries, la reine avait montré le dauphinendormi ; Guadet baisa le front de l’enfant et fit tomber latête du père ; Salles, le dénonciateur chimérique desintimités de la Montagne avec l’Autriche ; Sillery, le boiteuxde la droite, comme Couthon était le cul-de-jatte de lagauche ; Lause-Duperret, qui, traité de scélérat par unjournaliste, l’invita à dîner en lui disant : « Jesais que « scélérat » veut simplement dire« l’homme qui ne pense pas comme nous » ;Rabaut-Saint-Étienne, qui avait commencé son Almanach de 1790 parce mot : La Révolution est finie ;Quinette, un de ceux qui précipitèrent Louis XVI ; lejanséniste Camus, qui rédigeait la constitution civile du clergé,croyait aux miracles du diacre Pâris, et se prosternait toutes lesnuits devant un Christ de sept pieds de haut cloué au mur de sachambre ; Fauchet, un prêtre qui, avec Camille Desmoulins,avait fait le 14 juillet ; Isnard, qui commit le crime dedire : Paris sera détruit, au moment même oùBrunswick disait : Paris sera brûlé ; JacobDupont, le premier qui cria : Je suis athée, et à quiRobespierre répondit : L’athéisme estaristocratique ; Lanjuinais, dure, sagace et vaillantetête bretonne ; Ducos, l’Euryale de Boyer-Fonfrède ;Rebecqui, le Pylade de Barbaroux ; Rebecqui donnait sadémission parce qu’on n’avait pas encore guillotinéRobespierre ; Richaud, qui combattait la permanence dessections ; Lasource, qui avait émis cet apophthegmemeurtrier : Malheur aux nationsreconnaissantes ! et qui, au pied de l’échafaud, devaitse contredire par cette fière parole jetée aux montagnards :Nous mourons parce que le peuple dort, et vous mourrez parceque le peuple se réveillera ; Biroteau, qui fit décréterl’abolition de l’inviolabilité, fut ainsi, sans le savoir, leforgeron du couperet, et dressa l’échafaud pour lui-même ;Charles Villatte, qui abrita sa conscience sous cetteprotestation : Je ne veux pas voter sous lescouteaux ; Louvet, l’auteur de Faublas, quidevait finir libraire au Palais-Royal avec Lodoïska aucomptoir ; Mercier, l’auteur du Tableau de Paris, quis’écriait : Tous les rois ont senti sur leurs nuques le 21janvier ; Marec, qui avait pour souci « la factiondes anciennes limites » ; le journaliste Carra qui, aupied de l’échafaud, dit au bourreau : Ça m’ennuie demourir. J’aurais voulu voir la suite ; Vigée, quis’intitulait grenadier dans le deuxième bataillon deMayenne-et-Loire, et qui, menacé par les tribunes publiques,s’écriait : Je demande qu’au premier murmure des tribunes,nous nous retirions tous, et marchions à Versailles, le sabre à lamain ! Buzot, réservé à la mort de faim ; Valazé,promis à son propre poignard ; Condorcet, qui devait périr àBourg-la-Reine devenu Bourg-Égalité, dénoncé par l’Horace qu’ilavait dans sa poche ; Pétion, dont la destinée était d’êtreadoré par la foule en 1792 et dévoré par les loups en 1793 ;vingt autres encore, Pontécoulant, Marboz, Lidon, Saint-Martin,Dussaulx, traducteur de Juvénal, qui avait fait la campagne deHanovre, Boilleau, Bertrand, Lesterp-Beauvais, Lesage, Gomaire,Gardien, Mainvielle, Duplantier, Lacaze, Antiboul, et en tête unBarnave qu’on appelait Vergniaud.

De l’autre côté, Antoine-Louis-Léon Florellede Saint-Just, pâle, front bas, profil correct, œil mystérieux,tristesse profonde, vingt-trois ans ; Merlin de Thionville,que les Allemands appelaient Feuer-Teufel, « le diable defeu » ; Merlin de Douai, le coupable auteur de la loi dessuspects ; Soubrany, que le peuple de Paris, au premierprairial, demanda pour général ; l’ancien curé Lebon, tenantun sabre de la main qui avait jeté de l’eau bénite ;Billaud-Varennes, qui entrevoyait la magistrature del’avenir ; pas de juges, des arbitres ; Fabred’Églantine, qui eut une trouvaille charmante, le calendrierrépublicain, comme Rouget de Lisle eut une inspiration sublime, laMarseillaise, mais l’un et l’autre sans récidive ; Manuel, leprocureur de la Commune, qui avait dit : Un roi mort n’estpar un homme de moins ; Goujon, qui était entré dansTripstadt, dans Newstadt et dans Spire, et avait vu fuir l’arméeprussienne ; Lacroix, avocat changé en général, fait chevalierde Saint-Louis six jours avant le 10 août ; Fréron-Thersite,fils de Fréron-Zoïle ; Rulh, l’inexorable fouilleur del’armoire de fer, prédestiné au grand suicide républicain, devantse tuer le jour où mourrait la république ; Fouché, âme dedémon, face de cadavre ; Camboulas, l’ami du père Duchesne,lequel disait à Guillotin : Tu es du club des Feuillants,mais ta fille est du club des Jacobins ; Jagot, qui àceux qui plaignaient la nudité des prisonniers répondait ce motfarouche : Une prison est un habit de pierre ;Javogues, l’effrayant déterreur des tombeaux de Saint-Denis ;Osselin, proscripteur qui cachait chez lui une proscrite, madameCharry ; Bentabolle, qui, lorsqu’il présidait, faisait signeaux tribunes d’applaudir ou de huer ; le journaliste Robert,mari de mademoiselle Kéralio, laquelle écrivait : NiRobespierre, ni Marat ne viennent chez moi, Robespierre y viendraquand il voudra, Marat jamais ; Garan-Coulon, qui avaitfièrement demandé, quand l’Espagne était intervenue dans le procèsde Louis XVI, que l’Assemblée ne daignât pas lire la lettre d’unroi pour un roi ; Grégoire, évêque, digne d’abord de laprimitive Église, mais qui plus tard sous l’empire effaça lerépublicain Grégoire par le comte Grégoire ; Amar quidisait : Toute la terre condamne Louis XVI. À qui doncappeler du jugement ? aux planètes ; Rouyer, quis’était opposé, le 21 janvier, à ce qu’on tirât le canon duPont-Neuf, disant : Une tête de roi ne doit par faire entombant plus de bruit que la tête d’un autre homme ;Chénier, frère d’André ; Vadier, un de ceux qui posaient unpistolet sur la tribune ; Panis, qui disait à Momoro : –Je veux que Marat et Robespierre s’embrassent à ma table chezmoi. – Où demeures-tu ? – À Charenton. – Ailleurs m’eûtétonné, disait Momoro ; Legendre, qui fut le boucher dela révolution de France comme Pride avait été le boucher de larévolution d’Angleterre ; – Viens, que je t’assomme,criait-il à Lanjuinais. Et Lanjuinais répondait : Faisd’abord décréter que je suis un bœuf ; Collot d’Herbois,ce lugubre comédien, ayant sur la face l’antique masque aux deuxbouches qui disent Oui et Non, approuvant par l’une ce qu’ilblâmait par l’autre, flétrissant Carrier à Nantes et déifiantChâlier à Lyon, envoyant Robespierre à l’échafaud et Marat auPanthéon ; Génissieux, qui demandait la peine de mort contrequiconque aurait sur lui la médaille Louis XVImartyrisé ; Léonard Bourdon, le maître d’école qui avaitoffert sa maison au vieillard du Mont-Jura ; Topsent, marin,Goupilleau, avocat, Laurent Lecointre, marchand, Duhem, médecin,Sergent, statuaire, David, peintre, Joseph Égalité, prince.D’autres encore : Lecointe Puiraveau, qui demandait que Maratfût déclaré par décret « en état de démence » ;Robert Lindet, l’inquiétant créateur de cette pieuvre dont la têteétait le Comité de sûreté générale et qui couvrait la France de sesvingt et un mille bras, qu’on appelait les comitésrévolutionnaires ; Lebœuf, sur qui Girey-Dupré, dans sonNoël des faux patriotes, avait fait ce vers :

Lebœuf vif Legendre et beugla.

Thomas Payne, Américain, et clément ;Anacharsis Cloots, Allemand, baron, millionnaire, athée,hébertiste, candide ; l’intègre Lebas, l’ami des Duplay ;Rovère, un des rares hommes qui sont méchants pour la méchanceté,car l’art pour l’art existe plus qu’on ne croit ; Charlier,qui voulait qu’on dît vous aux aristocrates ;Tallien, élégiaque et féroce, qui fera le 9 thermidor paramour ; Cambacérès, procureur qui sera prince, Carrier,procureur qui sera tigre ; Laplanche, qui s’écria unjour : Je demande la priorité pour le canond’alarme ; Thuriot qui voulait le vote à haute voix desjurés du tribunal révolutionnaire ; Bourdon de l’Oise, quiprovoquait en duel Chambon, dénonçait Payne, et était dénoncé parHébert ; Fayau, qui proposait « l’envoi d’une arméeincendiaire » dans la Vendée ; Tavaux, qui le 13 avrilfut presque un médiateur entre la Gironde et la Montagne ;Vernier, qui demandait que les chefs girondins et les chefsmontagnards allassent servir comme simples soldats ; Rewbellqui s’enferma dans Mayence ; Bourbotte qui eut son cheval tuésous lui à la prise de Saumur ; Guimberteau qui dirigeal’armée des Côtes de Cherbourg ; Jard-Panvilliers qui dirigeal’armée des Côtes de la Rochelle, Lecarpentier qui dirigeal’escadre de Cancale ; Roberjot qu’attendait le guet-apens deRastadt ; Prieur de la Marne qui portait dans les camps savieille contre-épaulette de chef d’escadron ; Levasseur de laSarthe qui, d’un mot, décidait Serrent, commandant du bataillon deSaint-Amand, à se faire tuer ; Reverchon, Maure, Bernard deSaintes, Charles Richard, Lequinio, et au sommet de ce groupe unMirabeau qu’on appelait Danton.

En dehors de ces deux camps, et les tenanttous deux en respect, se dressait un homme, Robespierre.

 

V

 

Au-dessous se courbaient l’épouvante, qui peutêtre noble, et la peur, qui est basse. Sous les passions, sous leshéroïsmes, sous les dévouements, sous les rages, la morne cohue desanonymes. Les bas-fonds de l’Assemblée s’appelaient la Plaine. Il yavait là tout ce qui flotte ; les hommes qui doutent, quihésitent, qui reculent, qui ajournent, qui épient, chacun craignantquelqu’un. La Montagne, c’était une élite ; la Gironde,c’était une élite ; la Plaine, c’était la foule. La Plaine serésumait et se condensait en Sieyès.

Sieyès, homme profond qui était devenu creux.Il s’était arrêté au tiers-état, et n’avait pu monter jusqu’aupeuple. De certains esprits sont faits pour rester à mi-côte.Sieyès appelait tigre Robespierre qui l’appelait taupe. Cemétaphysicien avait abouti, non à la sagesse, mais à la prudence.Il était courtisan et non serviteur de la révolution. Il prenaitune pelle et allait, avec le peuple, travailler au Champ de Mars,attelé à la même charrette qu’Alexandre de Beauharnais. Ilconseillait l’énergie dont il n’usait point. Il disait auxGirondins : Mettez le canon de votre parti. Il y ales penseurs qui sont les lutteurs ; ceux-là étaient, commeCondorcet, avec Vergniaud, ou, comme Camille Desmoulins, avecDanton. Il y a les penseurs qui veulent vivre, ceux-ci étaient avecSieyès.

Les cuves les plus généreuses ont leur lie.Au-dessous même de la Plaine, il y avait le Marais. Stagnationhideuse laissant voir les transparences de l’égoïsme. Là grelottaitl’attente muette des trembleurs. Rien de plus misérable. Tous lesopprobres, et aucune honte ; la colère latente ; larévolte sous la servitude. Ils étaient cyniquement effrayés ;ils avaient tous les courages de la lâcheté ; ils préféraientla Gironde et choisissaient la Montagne ; le dénoûmentdépendait d’eux ; ils versaient du côté qui réussissait ;ils livraient Louis XVI à Vergniaud, Vergniaud à Danton, Danton àRobespierre, Robespierre à Tallien. Ils piloriaient Marat vivant etdivinisaient Marat mort. Ils soutenaient tout jusqu’au jour où ilsrenversaient tout. Ils avaient l’instinct de la poussée décisive àdonner à tout ce qui chancelle. À leurs yeux, comme ils s’étaientmis en service à la condition qu’on fût solide, chanceler, c’étaitles trahir. Ils étaient le nombre, ils étaient la force, ilsétaient la peur. De là l’audace des turpitudes.

De là le 31 mai, le 11 germinal, le 9thermidor ; tragédies nouées par les géants et dénouées parles nains.

 

VI

 

À ces hommes pleins de passions étaient mêlésles hommes pleins de songes. L’utopie était là sous toutes sesformes, sous sa forme belliqueuse qui admettait l’échafaud, et soussa forme innocente qui abolissait la peine de mort ; spectredu côté des trônes, ange du côté des peuples. En regard des espritsqui combattaient, il y avait les esprits qui couvaient. Les unsavaient dans la tête la guerre, les autres la paix ; uncerveau, Carnot, enfantait quatorze armées ; un autre cerveau,Jean Debry, méditait une fédération démocratique universelle. Parmices éloquences furieuses, parmi ces voix hurlantes et grondantes,il y avait des silences féconds. Lakanal se taisait, et combinaitdans sa pensée l’éducation publique nationale ; Lanthenas setaisait, et créait les écoles primaires ; Révellière-Lépeauxse taisait, et rêvait l’élévation de la philosophie à la dignité dereligion. D’autres s’occupaient de questions de détail, pluspetites et plus pratiques. Guyton-Morveau étudiait l’assainissementdes hôpitaux, Maire l’abolition des servitudes réelles,Jean-Bon-Saint-André la suppression de la prison pour dettes et dela contrainte par corps, Romme la proposition de Chappe, Duboë lamise en ordre des archives, Coren-Fustier la création du cabinetd’anatomie et du muséum d’histoire naturelle, Guyomard lanavigation fluviale et le barrage de l’Escaut. L’art avait sesfanatiques et même ses monomanes ; le 21 janvier, pendant quela tête de la monarchie tombait sur la place de la Révolution,Bézard, représentant de l’Oise, allait voir un tableau de Rubenstrouvé dans un galetas de la rue Saint-Lazare. Artistes, orateurs,prophètes, hommes-colosses comme Danton, hommes-enfants commeCloots, gladiateurs et philosophes, tous allaient au même but, leprogrès. Rien ne les déconcertait. La grandeur de la Convention futde chercher la quantité de réel qui est dans ce que les hommesappellent l’impossible. À l’une de ses extrémités, Robespierreavait l’œil fixé sur le droit ; à l’autre extrémité, Condorcetavait l’œil fixé sur le devoir.

Condorcet était un homme de rêverie et declarté ; Robespierre était un homme d’exécution ; etquelquefois, dans les crises finales des sociétés vieillies,exécution signifie extermination. Les révolutions ont deuxversants, montée et descente, et portent étagées sur ces versantstoutes les saisons, depuis la glace jusqu’aux fleurs. Chaque zonede ces versants produit les hommes qui conviennent à son climat,depuis ceux qui vivent dans le soleil jusqu’à ceux qui vivent dansla foudre.

 

VII

 

On se montrait le repli du couloir de gaucheoù Robespierre avait dit bas à l’oreille de Garat, l’ami deClavière, ce mot redoutable : Clavière a conspiré partoutoù il a respiré. Dans ce même recoin, commode aux apartés etaux colères à demi-voix, Fabre d’Églantine avait querellé Romme, etlui avait reproché de défigurer son calendrier par le changement deFervidor en Thermidor. On se montrait l’angle oùsiégeaient, se touchant le coude, les sept représentants de laHaute-Garonne qui, appelés les premiers à prononcer leur verdictsur Louis XVI, avaient ainsi répondu l’un après l’autre :Mailhe : la mort. – Delmas : la mort. – Projean : lamort. – Calès : la mort. – Ayral : la mort. –Julien : la mort. – Desaby : la mort. Éternellerépercussion qui emplit toute l’histoire, et qui, depuis que lajustice humaine existe, a toujours mis l’écho du sépulcre sur lemur du tribunal. On désignait du doigt, dans la tumultueuse mêléedes visages, tous ces hommes d’où était sorti le brouhaha des votestragiques ; Paganel, qui avait dit : La mort. Un roin’est utile que par sa mort ; Millaud, qui avaitdit : Aujourd’hui, si la mort n’existait pas, il faudraitl’inventer ; le vieux Raffron du Trouillet, qui avaitdit : La mort vite ! Goupilleau, qui avaitcrié : L’échafaud tout de suite. La lenteur aggrave lamort ; Sieyès, qui avait eu cette concisionfunèbre : La mort ; Thuriot, qui avait rejetél’appel au peuple proposé par Buzot : Quoi ! lesassemblées primaires ! quoi ! quarante-quatre milletribunaux ! Procès sans terme. La tête de Louis XVI aurait letemps de blanchir avant de tomber ; Augustin-BonRobespierre, qui, après son frère, s’était écrié : Je neconnais point l’humanité qui égorge les peuples, et qui pardonneaux despotes. La mort ! demander un sursis c’est substituer àl’appel au peuple un appel aux tyrans ; Foussedoire, leremplaçant de Bernardin de Saint-Pierre, qui avait dit :J’ai en horreur l’effusion du sang humain, mais le sang d’unroi n’est pas le sang d’un homme. La mort ;Jean-Bon-Saint-André, qui avait dit : Pas de peuple libresans le tyran mort ; Lavicomterie, qui avait proclamécette formule : Tant que le tyran respire, la libertéétouffe. La mort. Chateauneuf-Randon, qui avait jeté cecri : La mort de Louis le Dernier ! Guyardin,qui avait émis ce vœu : Qu’on l’exécuteBarrière-Renversée ! la Barrière-Renversée c’était labarrière du Trône ; Tellier, qui avait dit : Qu’onforge, pour tirer contre l’ennemi, un canon du calibre de la têtede Louis XVI. Et les indulgents : Gentil, qui avaitdit : Je vote la réclusion. Faire un Charles Ier, c’estfaire un Cromwell ; Bancal, qui avait dit :L’exil. Je veux voir le premier roi de l’univers condamné àfaire un métier pour gagner sa vie ; Albouys, qui avaitdit : Le bannissement. Que ce spectre vivant aille errerautour des trônes ; Zangiacomi, qui avait dit :La détention. Gardons Capet vivant commeépouvantail ; Chaillon, qui avait dit : Qu’ilvive. Je ne veux par faire un mort dont Rome fera un saint.Pendant que ces sentences tombaient de ces lèvres sévères et, l’uneaprès l’autre, se dispersaient dans l’histoire, dans les tribunesdes femmes décolletées et parées comptaient les voix, une liste àla main, et piquaient des épingles sous chaque vote.

Où est entrée la tragédie, l’horreur et lapitié restent.

Voir la Convention, à quelque époque de sonrègne que ce fût, c’était revoir le jugement du dernierCapet ; la légende du 21 janvier semblait mêlée à tous sesactes ; la redoutable assemblée était pleine de ces haleinesfatales qui avaient passé sur le vieux flambeau monarchique allumédepuis dix-huit siècles, et l’avaient éteint ; le décisifprocès de tous les rois dans un roi était comme le point de départde la grande guerre qu’elle faisait au passé ; quelle que fûtla séance de la Convention à laquelle on assistât, on voyait s’yprojeter l’ombre portée de l’échafaud de Louis XVI ; lesspectateurs se racontaient les uns aux autres la démission deKersaint, la démission de Roland, Duchâtel le député desDeux-Sèvres, qui se fit apporter malade sur son lit, et, mourant,vota la vie, ce qui fit rire Marat ; et l’on cherchait desyeux le représentant, oublié par l’histoire aujourd’hui, qui, aprèscette séance de trente-sept heures, tombé de lassitude et desommeil sur son banc, et réveillé par l’huissier quand ce fut sontour de voter, entr’ouvrit les yeux, dit : Lamort ! et se rendormit.

Au moment où ils condamnèrent à mort LouisXVI, Robespierre avait encore dix-huit mois à vivre, Danton quinzemois, Vergniaud neuf mois, Marat cinq mois et trois semaines,Lepelletier-Saint-Fargeau un jour. Court et terrible souffle desbouches humaines !

 

VIII

 

Le peuple avait sur la Convention une fenêtreouverte, les tribunes publiques, et, quand la fenêtre ne suffisaitpas, il ouvrait la porte, et la rue entrait dans l’assemblée. Cesinvasions de la foule dans ce sénat sont une des plus surprenantesvisions de l’histoire. Habituellement, ces irruptions étaientcordiales. Le carrefour fraternisait avec la chaise curule. Maisc’est une cordialité redoutable que celle d’un peuple qui, un jour,en trois heures, avait pris les canons des Invalides et quarantemille fusils. À chaque instant, un défilé interrompait laséance ; c’étaient des députations admises à la barre, despétitions, des hommages, des offrandes. La pique d’honneur dufaubourg Saint-Antoine entrait, portée par des femmes. Des Anglaisoffraient vingt mille souliers aux pieds nus de nos soldats.« Le citoyen Arnoux, disait le Moniteur, curéd’Aubignan, commandant du bataillon de la Drôme, demande à marcheraux frontières, et que sa cure lui soit conservée. » Lesdélégués des sections arrivaient apportant sur des brancards desplats, des patènes, des calices, des ostensoirs, des monceaux d’or,d’argent et de vermeil, offerts à la patrie par cette multitude enhaillons, et demandaient pour récompense la permission de danser lacarmagnole devant la Convention. Chenard, Narbonne et Vallièrevenaient chanter des couplets en l’honneur de la Montagne. Lasection du Mont-Blanc apportait le buste de Lepelletier, et unefemme posait un bonnet rouge sur la tête du président quil’embrassait ; « les citoyennes de la section duMail » jetaient des fleurs « auxlégislateurs » ; les « élèves de la patrie »venaient, musique en tête, remercier la Convention d’avoir« préparé la prospérité du siècle » ; les femmes dela section des Gardes-Françaises offraient des roses ; lesfemmes de la section des Champs-Élysées offraient une couronne dechêne ; les femmes de la section du Temple venaient à la barrejurer de ne s’unir qu’à de vrais républicains ; lasection de Molière présentait une médaille de Franklin qu’onsuspendait, par décret, à la couronne de la statue de laLiberté ; les Enfants-Trouvés, déclarés Enfants de laRépublique, défilaient, revêtus de l’uniforme national ; lesjeunes filles de la section de Quatre-vingt-douze arrivaient enlongues robes blanches, et le lendemain le Moniteurcontenait cette ligne : « Le président reçoit un bouquetdes mains innocentes d’une jeune beauté. » Les orateurssaluaient les foules ; parfois ils les flattaient ; ilsdisaient à la multitude : – Tu es infaillible, tu esirréprochable, tu es sublime ; – le peuple a un côtéenfant ; il aime ces sucreries. Quelquefois l’émeutetraversait l’assemblée, y entrait furieuse et sortait apaisée,comme le Rhône qui traverse le lac Léman, et qui est de fange en yentrant, et d’azur en en sortant.

Parfois c’était moins pacifique, et Henriotfaisait apporter devant la porte des Tuileries des grils à rougirles boulets.

 

IX

 

En même temps qu’elle dégageait de larévolution, cette assemblée produisait de la civilisation.Fournaise, mais forge. Dans cette cuve où bouillonnait la terreur,le progrès fermentait. De ce chaos d’ombre et de cette tumultueusefuite de nuages, sortaient d’immenses rayons de lumière parallèlesaux lois éternelles. Rayons restés sur l’horizon, visibles à jamaisdans le ciel des peuples, et qui sont, l’un la justice, l’autre latolérance, l’autre la bonté, l’autre la raison, l’autre la vérité,l’autre l’amour. La Convention promulguait ce grand axiome :La Liberté du citoyen finit où la Liberté d’un autrecitoyen commence ; ce qui résume en deux lignes toute lasociabilité humaine. Elle déclarait l’indigence sacrée ; elledéclarait l’infirmité sacrée dans l’aveugle et dans le sourd-muetdevenus pupilles de l’État, la maternité sacrée dans la fille-mèrequ’elle consolait et relevait, l’enfance sacrée dans l’orphelinqu’elle faisait adopter par la patrie, l’innocence sacrée dansl’accusé acquitté qu’elle indemnisait. Elle flétrissait la traitedes noirs ; elle abolissait l’esclavage. Elle proclamait lasolidarité civique. Elle décrétait l’instruction gratuite. Elleorganisait l’éducation nationale par l’école normale à Paris,l’école centrale au chef-lieu, et l’école primaire dans la commune.Elle créait les conservatoires et les musées. Elle décrétaitl’unité de code, l’unité de poids et de mesures, et l’unité decalcul par le système décimal. Elle fondait les finances de laFrance, et à la longue banqueroute monarchique elle faisaitsuccéder le crédit public. Elle donnait à la circulation letélégraphe, à la vieillesse les hospices dotés, à la maladie leshôpitaux purifiés, à l’enseignement l’école polytechnique, à lascience le bureau des longitudes, à l’esprit humain l’institut. Enmême temps que nationale, elle était cosmopolite. Des onze milledeux cent dix décrets qui sont sortis de la Convention, un tiers aun but politique, les deux tiers ont un but humain. Elle déclaraitla morale universelle base de la société et la conscienceuniverselle base de la loi. Et tout cela, servitude abolie,fraternité proclamée, humanité protégée, conscience humainerectifiée, loi du travail transformée en droit et d’onéreusedevenue secourable, richesse nationale consolidée, enfance éclairéeet assistée, lettres et sciences propagées, lumière allumée surtous les sommets, aide à toutes les misères, promulgation de tousles principes, la Convention le faisait, ayant dans les entraillescette hydre, la Vendée, et sur les épaules ce tas de tigres, lesrois.

 

X

 

Lieu immense. Tous les types humains,inhumains et surhumains étaient là. Amas épique d’antagonismes.

Guillotin évitant David, Bazire insultantChabot, Guadet raillant Saint-Just, Vergniaud dédaignant Danton,Louvet attaquant Robespierre, Buzot dénonçant Égalité, Chambonflétrissant Pache, tous exécrant Marat. Et que de noms encore ilfaudrait enregistrer ! Armonville, dit Bonnet-Rouge, parcequ’il ne siégeait qu’en bonnet phrygien, ami de Robespierre, etvoulant, « après Louis XVI, guillotiner Robespierre » pargoût de l’équilibre ; Massieu, collègue et ménechme de ce bonLamourette, évêque fait pour laisser son nom à un baiser ;Lehardy du Morbihan stigmatisant les prêtres de Bretagne ;Barère, l’homme des majorités, qui présidait quand Louis XVI parutà la barre, et qui était à Paméla ce que Louvet était àLodoïska ; l’oratorien Daunou qui disait : Gagnons dutemps ; Dubois-Crancé à l’oreille de qui se penchaitMarat ; le marquis de Chateauneuf, Laclos, Hérault deSéchelles qui reculait devant Henriot criant : Canonniers,à vos pièces ; Julien, qui comparait la Montagne auxThermopyles ; Gamon, qui voulait une tribune publique réservéeuniquement aux femmes ; Laloy, qui décerna les honneurs de laséance à l’évêque Gobel venant à la Convention déposer la mitre etcoiffer le bonnet rouge ; Lecomte, qui s’écriait :C’est donc à qui se déprêtrisera ! Féraud, dontBoissy-d’Anglas saluera la tête, laissant à l’histoire cettequestion : – Boissy-d’Anglas a-t-il salué la tête,c’est-à-dire la victime, ou la pique, c’est-à-dire lesassassins ? – Les deux frères Duprat, l’un montagnard, l’autregirondin, qui se haïssaient comme les deux frères Chénier.

Il s’est dit à cette tribune de cesvertigineuses paroles qui ont, quelquefois, à l’insu même de celuiqui les prononce, l’accent fatidique des révolutions, et à la suitedesquelles les faits matériels paraissent avoir brusquement on nesait quoi de mécontent et de passionné, comme s’ils avaient malpris les choses qu’on vient d’entendre ; ce qui se passesemble courroucé de ce qui se dit ; les catastrophessurviennent furieuses et comme exaspérées par les paroles deshommes. Ainsi une voix dans la montagne suffit pour détacherl’avalanche. Un mot de trop peut être suivi d’un écroulement. Sil’on n’avait pas parlé, cela ne serait pas arrivé. On diraitparfois que les événements sont irascibles.

C’est de cette façon, c’est par le hasard d’unmot d’orateur mal compris qu’est tombée la tête de madameElisabeth.

À la Convention l’intempérance de langageétait de droit.

Les menaces volaient et se croisaient dans ladiscussion comme les flammèches dans l’incendie. PÉTION :Robespierre, venez au fait. – ROBESPIERRE : Le fait, c’estvous, Pétion, j’y viendrai, et vous le verrez. – UNE VOIX :Mort à Marat ! – MARAT : Le jour où Marat mourra, il n’yaura plus de Paris, et le jour où Paris périra, il n’y aura plus deRépublique. – Billaud-Varennes se lève et dit : Nous voulons…Barrère l’interrompt : Tu parles comme un roi. – Un autrejour, PHILIPPEAUX : Un membre a tiré l’épée contre moi. –AUDOUIN : Président, rappelez à l’ordre l’assassin. – LEPRÉSIDENT : Attendez. – PANIS : Président, je vousrappelle à l’ordre, moi. – On riait aussi, rudement :LECOINTRE : Le curé du Chant-de-Bout se plaint de Fauchet, sonévêque, qui lui défend de se marier. – UNE VOIX : Je ne voispas pourquoi Fauchet, qui a des maîtresses, veut empêcher lesautres d’avoir des épouses. – UNE AUTRE VOIX : Prêtre, prendsfemme ! – Les tribunes se mêlaient à la conversation. Ellestutoyaient l’Assemblée. Un jour le représentant Ruamps monte à latribune. Il avait une « hanche » beaucoup plus grosse quel’autre. Un des spectateurs lui cria : – Tourne ça du côté dela droite, puisque tu as une « joue » à la David ! –Telles étaient les libertés que le peuple prenait avec laConvention. Une fois pourtant, dans le tumulte du 11 avril 1793, leprésident fit arrêter un interrupteur des tribunes.

Un jour, cette séance a eu pour témoin levieux Buonarotti, Robespierre prend la parole et parle deux heures,regardant Danton, tantôt fixement, ce qui était grave, tantôtobliquement, ce qui était pire. Il foudroie à bout portant. Iltermine par une explosion indignée, pleine de mots funèbres :– On connaît les intrigants, on connaît les corrupteurs et lescorrompus, on connaît les traîtres ; ils sont dans cetteassemblée. Ils nous entendent ; nous les voyons et nous ne lesquittons pas des yeux. Qu’ils regardent au-dessus de leur tête, etils y verront le glaive de la loi ; qu’ils regardent dans leurconscience, et ils y verront leur infamie. Qu’ils prennent garde àeux. – Et quand Robespierre a fini, Danton, la face au plafond, lesyeux à demi fermés, un bras pendant par-dessus le dossier de sonbanc, se renverse en arrière, et on l’entend fredonner :

Cadet Rousselfait des discours

Qui ne sont paslongs quand ils sont courts.

Les imprécations se donnaient la réplique. –Conspirateur ! – Assassin ! – Scélérat ! –Factieux ! – Modéré ! – On se dénonçait au buste deBrutus qui était là. Apostrophes, injures, défis. Regards furieuxd’un côté à l’autre, poings montrés, pistolets entrevus, poignardsà demi tirés. Énorme flamboiement de la tribune. Quelques-unsparlaient comme s’ils étaient adossés à la guillotine. Les têtesondulaient, épouvantées et terribles. Montagnards, Girondins,Feuillants, Modérantistes, Terroristes, Jacobins, Cordeliers ;dix-huit prêtres régicides.

Tous ces hommes ! tas de fumées pousséesdans tous les sens.

 

XI

 

Esprits en proie au vent.

Mais ce vent était un vent de prodige.

Être un membre de la Convention, c’était êtreune vague de l’Océan. Et ceci était vrai des plus grands. La forced’impulsion venait d’en haut. Il y avait dans la Convention unevolonté qui était celle de tous et n’était celle de personne. Cettevolonté était une idée, idée indomptable et démesurée qui soufflaitdans l’ombre du haut du ciel. Nous appelons cela la Révolution.Quand cette idée passait, elle abattait l’un et soulevaitl’autre ; elle emportait celui-ci en écume et brisait celui-làaux écueils. Cette idée savait où elle allait, et poussait legouffre devant elle. Imputer la révolution aux hommes, c’estimputer la marée aux flots.

La révolution est une action de l’Inconnu.Appelez-la bonne action ou mauvaise action, selon que vous aspirezà l’avenir ou au passé, mais laissez-la à celui qui l’a faite. Ellesemble l’œuvre en commun des grands événements et des grandsindividus mêlés, mais elle est en réalité la résultante desévénements. Les événements dépensent, les hommes payent. Lesévénements dictent, les hommes signent. Le 14 juillet est signéCamille Desmoulins, le 10 août est signé Danton, le 2 septembre estsigné Marat, le 21 septembre est signé Grégoire, le 21 janvier estsigné Robespierre ; mais Desmoulins, Danton, Marat, Grégoireet Robespierre ne sont que des greffiers. Le rédacteur énorme etsinistre de ces grandes pages a un nom, Dieu, et un masque, Destin.Robespierre croyait en Dieu. Certes !

La Révolution est une forme du phénomèneimmanent qui nous presse de toutes parts et que nous appelons laNécessité.

Devant cette mystérieuse complication debienfaits et de souffrances se dresse le Pourquoi ? del’histoire.

Parce que. Cette réponse de celui quine sait rien est aussi la réponse de celui qui sait tout.

En présence de ces catastrophes climatériquesqui dévastent et vivifient la civilisation, on hésite à juger ledétail. Blâmer ou louer les hommes à cause du résultat, c’estpresque comme si on louait ou blâmait les chiffres à cause dutotal. Ce qui doit passer passe, ce qui doit souffler souffle. Lasérénité éternelle ne souffre pas de ces aquilons. Au-dessus desrévolutions la vérité et la justice demeurent comme le ciel étoiléau-dessus des tempêtes.

 

XII

 

Telle était cette Convention démesurée ;camp retranché du genre humain attaqué par toutes les ténèbres à lafois, feux nocturnes d’une armée d’idées assiégées, immense bivouacd’esprits sur un versant d’abîme. Rien dans l’histoire n’estcomparable à ce groupe, à la fois sénat et populace, conclave etcarrefour, aréopage et place publique, tribunal et accusé.

La Convention a toujours ployé au vent ;mais ce vent sortait de la bouche du peuple et était le souffle deDieu.

Et aujourd’hui, après quatre-vingts ansécoulés, chaque fois que devant la pensée d’un homme, quel qu’ilsoit, historien ou philosophe, la Convention apparaît, cet hommes’arrête et médite. Impossible de ne pas être attentif à ce grandpassage d’ombres.

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