Quatre vingt-treize

LIVRE III – LE MASSACRE DESAINT-BARTHÉLÉMY

I

 

Les enfants se réveillèrent.

Ce fut d’abord la petite.

Un réveil d’enfants, c’est une ouverture defleurs ; il semble qu’un parfum sorte de ces fraîchesâmes.

Georgette, celle de vingt mois, la dernièrenée des trois, qui tétait encore en mai, souleva sa petite tête, sedressa sur son séant, regarda ses pieds, et se mit à jaser.

Un rayon du matin était sur son berceau ;il eût été difficile de dire quel était le plus rose, du pied deGeorgette ou de l’aurore.

Les deux autres dormaient encore ; c’estplus lourd, les hommes ; Georgette, gaie et calme, jasait.

René-Jean était brun, Gros-Alain étaitchâtain, Georgette était blonde. Ces nuances des cheveux, d’accorddans l’enfance avec l’âge, peuvent changer plus tard. René-Jeanavait l’air d’un petit Hercule ; il dormait sur le ventre,avec ses deux poings dans ses yeux. Gros-Alain avait les deuxjambes hors de son petit lit.

Tous trois étaient en haillons ; lesvêtements que leur avait donnés le bataillon du Bonnet-Rouge s’enétaient allés en loques ; ce qu’ils avaient sur eux n’étaitmême pas une chemise ; les deux garçons étaient presque nus,Georgette était affublée d’une guenille qui avait été une jupe etqui n’était plus guère qu’une brassière. Qui avait soin de cesenfants ? on n’eût pu le dire. Pas de mère. Ces sauvagespaysans combattants, qui les traînaient avec eux de forêt en forêt,leur donnaient leur part de soupe. Voilà tout. Les petits s’entiraient comme ils pouvaient. Ils avaient tout le monde pour maîtreet personne pour père. Mais les haillons des enfants, c’est pleinde lumière. Ils étaient charmants.

Georgette jasait.

Ce qu’un oiseau chante, un enfant le jase.C’est le même hymne. Hymne indistinct, balbutié, profond. L’enfanta de plus que l’oiseau la sombre destinée humaine devant lui. De làla tristesse des hommes qui écoutent mêlée à la joie du petit quichante. Le cantique le plus sublime qu’on puisse entendre sur laterre, c’est le bégaiement de l’âme humaine sur les lèvres del’enfance. Ce chuchotement confus d’une pensée qui n’est encorequ’un instinct contient on ne sait quel appel inconscient à lajustice éternelle ; peut-être est-ce une protestation sur leseuil avant d’entrer ; protestation humble et poignante ;cette ignorance souriant à l’infini compromet toute la créationdans le sort qui sera fait à l’être faible et désarmé. Le malheur,s’il arrive, sera un abus de confiance.

Le murmure de l’enfant, c’est plus et moinsque la parole ; ce ne sont pas des notes, et c’est unchant ; ce ne sont pas des syllabes, et c’est unlangage ; ce murmure a eu son commencement dans le ciel etn’aura pas sa fin sur la terre ; il est d’avant la naissance,et il continue, c’est une suite. Ce bégaiement se compose de ce quel’enfant disait quand il était ange et de ce qu’il dira quand ilsera homme ; le berceau a un Hier de même que la tombe a unDemain ; ce demain et cet hier amalgament dans cegazouillement obscur leur double inconnu ; et rien ne prouveDieu, l’éternité, la responsabilité, la dualité du destin, commecette ombre formidable dans cette âme rose.

Ce que balbutiait Georgette ne l’attristaitpas, car tout son beau visage était un sourire. Sa bouche souriait,ses yeux souriaient, les fossettes de ses joues souriaient. Il sedégageait de ce sourire une mystérieuse acceptation du matin. L’âmea foi dans le rayon. Le ciel était bleu, il faisait chaud, ilfaisait beau. La frêle créature, sans rien savoir, sans rienconnaître, sans rien comprendre, mollement noyée dans la rêveriequi ne pense pas, se sentait en sûreté dans cette nature, dans cesarbres honnêtes, dans cette verdure sincère, dans cette campagnepure et paisible, dans ces bruits de nids, de sources, de mouches,de feuilles, au-dessus desquels resplendissait l’immense innocencedu soleil.

Après Georgette, René-Jean, l’aîné, le grand,qui avait quatre ans passés, se réveilla. Il se leva debout,enjamba virilement son berceau, aperçut son écuelle, trouva celatout simple, s’assit par terre et commença à manger sa soupe.

La jaserie de Georgette n’avait pas éveilléGros-Alain, mais au bruit de la cuiller dans l’écuelle, il seretourna en sursaut, et ouvrit les yeux. Gros-Alain était celui detrois ans. Il vit son écuelle, il n’avait que le bras à étendre, illa prit, et, sans sortir de son lit, son écuelle sur ses genoux, sacuiller au poing, il fit comme René-Jean, il se mit à manger.

Georgette ne les entendait pas, et lesondulations de sa voix semblaient moduler le bercement d’un rêve.Ses yeux grands ouverts regardaient en haut, et étaientdivins ; quel que soit le plafond ou la voûte qu’un enfant aau-dessus de sa tête, ce qui se reflète dans ses yeux, c’est leciel.

Quand René-Jean eut fini, il gratta avec lacuiller le fond de l’écuelle, soupira, et dit avecdignité :

– J’ai mangé ma soupe.

Ceci tira Georgette de sa rêverie.

– Poupoupe, dit-elle.

Et voyant que René-Jean avait mangé et queGros-Alain mangeait, elle prit l’écuelle de soupe qui était à côtéd’elle, et mangea, non sans porter sa cuiller beaucoup plus souventà son oreille qu’à sa bouche.

De temps en temps elle renonçait à lacivilisation et mangeait avec ses doigts.

Gros-Alain, après avoir, comme son frère,gratté le fond de l’écuelle, était allé le rejoindre et couraitderrière lui.

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