Quatre vingt-treize

CE QUE FAIT LE MARQUIS

 

Pendant qu’au dehors tout s’apprêtait pourl’attaque, au dedans tout s’apprêtait pour la résistance.

Ce n’est pas sans une réelle analogie qu’unetour se nomme une douve, et l’on frappe quelquefois une tour d’uncoup de mine comme une douve d’un coup de poinçon. La muraille seperce comme une bonde. C’est ce qui était arrivé à la Tourgue.

Le puissant coup de poinçon donné par deux outrois quintaux de poudre avait troué de part en part le mur énorme.Ce trou partait du pied de la tour, traversait la muraille dans saplus grande épaisseur et venait aboutir en arcade informe dans lerez-de-chaussée de la forteresse. Du dehors, les assiégeants, afinde rendre ce trou praticable à l’assaut, l’avaient élargi etfaçonné à coups de canon.

Le rez-de-chaussée où pénétrait cette brècheétait une grande salle ronde toute nue, avec pilier central portantla clef de voûte. Cette salle qui était la plus vaste de tout ledonjon n’avait pas moins de quarante pieds de diamètre. Chacun desétages de la tour se composait d’une chambre pareille, mais moinslarge, avec des logettes dans les embrasures des meurtrières. Lasalle du rez-de-chaussée n’avait pas de meurtrières, pas desoupiraux, pas de lucarnes ; juste autant de jour et d’airqu’une tombe.

La porte des oubliettes, faite de plus de ferque de bois, était dans la salle du rez-de-chaussée. Une autreporte de cette salle ouvrait sur un escalier qui conduisait auxchambres supérieures. Tous les escaliers étaient pratiqués dansl’épaisseur du mur.

C’est dans cette salle basse que lesassiégeants avaient chance d’arriver par la brèche qu’ils avaientfaite. Cette salle prise, il leur restait la tour à prendre.

On n’avait jamais respiré dans cette sallebasse. Nul n’y passait vingt-quatre heures sans être asphyxié.Maintenant, grâce à la brèche, on y pouvait vivre.

C’est pourquoi les assiégés ne fermèrent pasla brèche.

D’ailleurs à quoi bon ? Le canon l’eûtrouverte.

Ils piquèrent dans le mur une torchère de fer,y plantèrent une torche, et cela éclaira le rez-de-chaussée.

Maintenant comment s’y défendre ?

Murer le trou était facile, mais inutile. Uneretirade valait mieux. Une retirade, c’est un retranchement à anglerentrant, sorte de barricade chevronnée qui permet de faireconverger les feux sur les assaillants, et qui, en laissant àl’extérieur la brèche ouverte, la bouche à l’intérieur. Lesmatériaux ne leur manquaient pas, ils construisirent une retirade,avec fissures pour le passage des canons de fusil. L’angle de laretirade s’appuyait au pilier central ; les deux ailestouchaient le mur des deux côtés. Cela fait, on disposa dans lesbons endroits des fougasses.

Le marquis dirigeait tout. Inspirateur,ordonnateur, guide et maître, âme terrible.

Lantenac était de cette race d’hommes deguerre du dix-huitième siècle qui, à quatre-vingts ans, sauvaientdes villes. Il ressemblait à ce comte d’Alberg qui, presquecentenaire, chassa de Riga le roi de Pologne.

– Courage, amis, disait le marquis, aucommencement de ce siège, en 1713, à Bender, Charles XII, enfermédans une maison, a tenu tête, avec trois cents Suédois, à vingtmille Turcs.

On barricada les deux étages d’en bas, onfortifia les chambres, on crénela les alcôves, on contrebuta lesportes avec des solives enfoncées à coups de maillet qui faisaientcomme des arcs-boutants ; seulement on dut laisser librel’escalier en spirale qui communiquait à tous les étages, car ilfallait pouvoir y circuler ; et l’entraver pour l’assiégeant,c’eût été l’entraver pour l’assiégé. La défense des places atoujours ainsi un côté faible.

Le marquis, infatigable, robuste comme unjeune homme, soulevant des poutres, portant des pierres, donnaitl’exemple, mettait la main à la besogne, commandait, aidait,fraternisait, riait avec ce clan féroce, toujours le seigneurpourtant, haut, familier, élégant, farouche.

Il ne fallait pas lui répliquer. Ildisait : Si une moitié de vous se révoltait, je la feraisfusiller par l’autre, et je défendrais la place avec le reste. Ceschoses-là font qu’on adore un chef.

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