Quatre vingt-treize

UNE MÉPRISE

 

Cependant, ce jour-là même, avant que l’aubeparût, dans l’obscurité indistincte de la forêt, il s’était passé,sur le tronçon de chemin qui va de Javené à Lécousse,ceci :

Tout est chemin creux dans le Bocage, et,entre toutes, la route de Javené à Parigné par Lécousse est trèsencaissée. De plus, tortueuse. C’est plutôt un ravin qu’un chemin.Cette route vient de Vitré et a eu l’honneur de cahoter le carrossede madame de Sévigné. Elle est comme murée à droite et à gauche parles haies. Pas de lieu meilleur pour une embuscade.

Ce matin-là, une heure avant que MichelleFléchard, sur un autre point de la forêt, arrivât dans ce premiervillage où elle avait eu la sépulcrale apparition de la charretteescortée de gendarmes, il y avait dans les halliers que la route deJavené traverse au sortir du pont sur le Couesnon, un pêle-mêled’hommes invisibles. Les branches cachaient tout. Ces hommesétaient des paysans, tous vêtus du grigo, sayon de poil queportaient les rois de Bretagne au sixième siècle et les paysans audix-huitième. Ces hommes étaient armés, les uns de fusils, lesautres de cognées. Ceux qui avaient des cognées venaient depréparer dans une clairière une sorte de bûcher de fagots secs etde rondins auxquels on n’avait plus qu’à mettre le feu. Ceux quiavaient des fusils étaient groupés des deux côtés du chemin dansune posture d’attente. Qui eût pu voir à travers les feuilles eûtaperçu partout des doigts sur des détentes et des canons decarabine braqués dans les embrasures que font les entrecroisementsdes branchages. Ces gens étaient à l’affût. Tous les fusilsconvergeaient sur la route, que le point du jour blanchissait.

Dans ce crépuscule des voix bassesdialoguaient.

– Es-tu sûr de ça ?

– Dame, on le dit.

– Elle va passer ?

– On dit qu’elle est dans le pays.

– Il ne faut pas qu’elle en sorte.

– Il faut la brûler.

– Nous sommes trois villages venus pourcela.

– Oui, mais l’escorte ?

– On tuera l’escorte.

– Mais est-ce que c’est par cette route-ciqu’elle passe ?

– On le dit.

– C’est donc alors qu’elle viendrait deVitré ?

– Pourquoi pas ?

– Mais c’est qu’on disait qu’elle venait deFougères.

– Qu’elle vienne de Fougères ou de Vitré, ellevient du diable.

– Oui.

– Et il faut qu’elle y retourne.

– Oui.

– C’est donc à Parigné qu’elleirait ?

– Il paraît.

– Elle n’ira pas.

– Non.

– Non, non, non !

– Attention.

Il devenait utile de se taire en effet, car ilcommençait à faire un peu jour.

Tout à coup les hommes embusqués retinrentleur respiration ; on entendit un bruit de roues et dechevaux. Ils regardèrent à travers les branches et distinguèrentconfusément dans le chemin creux une longue charrette, une escorteà cheval, quelque chose sur la charrette ; cela venait àeux.

– La voilà ! dit celui qui paraissait lechef.

– Oui, dit un des guetteurs, avecl’escorte.

– Combien d’hommes d’escorte ?

– Douze.

– On disait qu’ils étaient vingt.

– Douze ou vingt, tuons tout.

– Attendons qu’ils soient en pleineportée.

Peu après, à un tournant du chemin, lacharrette et l’escorte apparurent.

– Vive le roi ! cria le chef paysan.

Cent coups de fusil partirent à la fois.

Quand la fumée se dissipa, l’escorte aussiétait dissipée. Sept cavaliers étaient tombés, cinq s’étaientenfuis. Les paysans coururent à la charrette.

– Tiens, s’écria le chef, ce n’est pas laguillotine. C’est une échelle.

La charrette avait en effet pour toutchargement une longue échelle.

Les deux chevaux s’étaient abattus,blessés ; le charretier avait été tué, mais pas exprès.

– C’est égal, dit le chef, une échelleescortée est suspecte. Cela allait du côté de Parigné. C’était pourl’escalade de la Tourgue, bien sûr.

– Brûlons l’échelle, crièrent les paysans.

Et ils brûlèrent l’échelle.

Quant à la funèbre charrette qu’ilsattendaient, elle suivait une autre route, et elle était déjà àdeux lieues plus loin, dans ce village où Michelle Fléchard la vitpasser au soleil levant.

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