Quatre vingt-treize

LES OTAGES

 

Juillet s’écoula, août vint, un soufflehéroïque et féroce passait sur la France, deux spectres venaient detraverser l’horizon, Marat un couteau au flanc, Charlotte Cordaysans tête, tout devenait formidable. Quant à la Vendée, battue dansla grande stratégie, elle se réfugiait dans la petite, plusredoutable, nous l’avons dit ; cette guerre était maintenantune immense bataille, déchiquetée dans les bois ; lesdésastres de la grosse armée, dite catholique et royale,commençaient ; un décret envoyait en Vendée l’armée deMayence ; huit mille Vendéens étaient morts à Ancenis ;les Vendéens étaient repoussés de Nantes, débusqués de Montaigu,expulsés de Thouars, chassés de Noirmoutier, culbutés hors deCholet, de Mortagne et de Saumur ; ils évacuaientParthenay ; ils abandonnaient Clisson ; ils lâchaientpied à Châtillon ; ils perdaient un drapeau à Saint-Hilaire,ils étaient battus à Pornic, aux Sables, à Fontenay, à Doué, auChâteau-d’Eau, aux Ponts-de-Cé ; ils étaient en échec à Luçon,en retraite à la Châtaigneraye, en déroute à laRoche-sur-Yon ; mais, d’une part, ils menaçaient la Rochelle,et d’autre part, dans les eaux de Guernesey, une flotte anglaise,aux ordres du général Craig, portant, mêlés aux meilleurs officiersde la marine française, plusieurs régiments anglais, n’attendaitqu’un signal du marquis de Lantenac pour débarquer. Ce débarquementpouvait redonner la victoire à la révolte royaliste. Pitt étaitd’ailleurs un malfaiteur d’État ; dans la politique il y a latrahison de même que dans la panoplie il y a le poignard ;Pitt poignardait notre pays et trahissait le sien ; c’esttrahir son pays que de le déshonorer ; l’Angleterre, sous luiet par lui, faisait la guerre punique. Elle espionnait, fraudait,mentait. Braconnière et faussaire, rien ne lui répugnait ;elle descendait jusqu’aux minuties de la haine. Elle faisaitaccaparer le suif, qui coûtait cinq francs la livre ; onsaisissait à Lille, sur un Anglais, une lettre de Prigent, agent dePitt en Vendée, où on lisait ces lignes : « Je vous priede ne pas épargner l’argent. Nous espérons que les assassinats seferont avec prudence, les prêtres déguisés et les femmes sont lespersonnes les plus propres à cette opération. Envoyez soixantemille livres à Rouen et cinquante mille livres à Caen. » Cettelettre fut lue par Barère à la Convention le Ier août. À cesperfidies ripostaient les sauvageries de Parein et plus tard lesatrocités de Carrier. Les républicains de Metz et les républicainsdu Midi demandaient à marcher contre les rebelles. Un décretordonnait la formation de vingt-quatre compagnies de pionniers pourincendier les haies et les clôtures du Bocage. Crise inouïe. Laguerre ne cessait sur un point que pour recommencer sur l’autre.Pas de grâce ! pas de prisonniers ! était le cri des deuxpartis. L’histoire était pleine d’une ombre terrible.

Dans ce mois d’août la Tourgue étaitassiégée.

Un soir, pendant le lever des étoiles, dans lecalme d’un crépuscule caniculaire, pas une feuille ne remuant dansla forêt, pas une herbe ne frissonnant dans la plaine, à travers lesilence de la nuit tombante, un son de trompe se fit entendre. Ceson de trompe venait du haut de la tour.

À ce son de trompe répondit un coup de claironqui venait d’en bas.

Au haut de la tour il y avait un hommearmé ; en bas, dans l’ombre, il y avait un camp.

On distinguait confusément dans l’obscuritéautour de la Tour-Gauvain un fourmillement de formes noires. Cefourmillement était un bivouac. Quelques feux commençaient à s’yallumer sous les arbres de la forêt et parmi les bruyères duplateau, et piquaient çà et là de points lumineux les ténèbres,comme si la terre voulait s’étoiler en même temps que le ciel.Sombres étoiles que celles de la guerre ! Le bivouac du côtédu plateau se prolongeait jusqu’aux plaines et du côté de la forêts’enfonçait dans le hallier. La Tourgue était bloquée.

L’étendue du bivouac des assiégeants indiquaitune troupe nombreuse.

Le camp serrait la forteresse étroitement, etvenait du côté de la tour jusqu’au rocher et du côté du pontjusqu’au ravin.

Il y eut un deuxième bruit de trompe quesuivit un deuxième coup de clairon.

Cette trompe interrogeait et ce claironrépondait.

Cette trompe, c’était la tour qui demandait aucamp : peut-on vous parler ? et ce clairon, c’était lecamp qui répondait oui.

À cette époque, les Vendéens n’étant pasconsidérés par la Convention comme belligérants, et défense étantfaite par décret d’échanger avec « les brigands » desparlementaires, on suppléait comme on pouvait aux communicationsque le droit des gens autorise dans la guerre ordinaire et interditdans la guerre civile. De là, dans l’occasion, une certaine ententeentre la trompe paysanne et le clairon militaire. Le premier appeln’était qu’une entrée en matière, le second appel posait laquestion : Voulez-vous écouter ? Si, à ce second appel,le clairon se taisait, refus ; si le clairon répondait,consentement. Cela signifiait : trêve de quelquesinstants.

Le clairon ayant répondu au deuxième appel,l’homme qui était au haut de la tour parla, et l’on entenditceci :

– Hommes qui m’écoutez, je suisGouge-le-Bruant, surnommé Brise-bleu, parce que j’ai exterminébeaucoup des vôtres, et surnommé aussi l’Imânus, parce que j’entuerai encore plus que je n’en ai tué ; j’ai eu le doigt coupéd’un coup de sabre sur le canon de mon fusil à l’attaque deGranville, et vous avez fait guillotiner à Laval mon père et mamère et ma sœur Jacqueline, âgée de dix-huit ans. Voilà ce que jesuis.

Je vous parle au nom de monseigneur le marquisGauvain de Lantenac, vicomte de Fontenay, prince breton, seigneurdes sept forêts, mon maître.

Sachez d’abord que monseigneur le marquis,avant de s’enfermer dans cette tour où vous le tenez bloqué, adistribué la guerre entre six chefs, ses lieutenants ; il adonné à Delière le pays entre la route de Brest et la routed’Entrée ; à Treton le pays entre la Roë et Laval ; àJacquet, dit Taillefer, la lisière du Haut-Maine ; à Gaulier,dit Grand-Pierre, Château-Gontier ; à Lecomte, Craon ;Fougères, à monsieur Dubois-Guy, et toute la Mayenne à monsieur deRochambeau ; de sorte que rien n’est fini pour vous par laprise de cette forteresse, et que, lors même que monseigneur lemarquis mourrait, la Vendée de Dieu et du Roi ne mourra pas.

Ce que j’en dis, sachez cela, est pour vousavertir. Monseigneur est là, à mes côtés. Je suis la bouche par oùpassent ses paroles. Hommes qui nous assiégez, faites silence.

Voici ce qu’il importe que vousentendiez :

N’oubliez pas que la guerre que vous nousfaites n’est point juste. Nous sommes des gens qui habitons notrepays, et nous combattons honnêtement, et nous sommes simples etpurs sous la volonté de Dieu comme l’herbe sous la rosée. C’est larépublique qui nous a attaqués ; elle est venue nous troublerdans nos campagnes, et elle a brûlé nos maisons et nos récoltes etmitraillé nos métairies, et nos femmes et nos enfants ont étéobligés de s’enfuir pieds nus dans les bois pendant que la fauvetted’hiver chantait encore.

Vous qui êtes ici et qui m’entendez, vous nousavez traqués dans la forêt, et vous nous cernez dans cettetour ; vous avez tué ou dispersé ceux qui s’étaient joints ànous ; vous avez du canon ; vous avez réuni à votrecolonne les garnisons et postes de Mortain, de Barenton, deTeilleul, de Landivy, d’Évran, de Tinteniac et de Vitré, ce quifait que vous êtes quatre mille cinq cents soldats qui nousattaquez ; et nous, nous sommes dix-neuf hommes qui nousdéfendons.

Nous avons des vivres et des munitions.

Vous avez réussi à pratiquer une mine et àfaire sauter un morceau de notre rocher et un morceau de notremur.

Cela a fait un trou au pied de la tour, et cetrou est une brèche par laquelle vous pouvez entrer, bien qu’ellene soit pas à ciel ouvert et que la tour, toujours forte et debout,fasse voûte au-dessus d’elle.

Maintenant vous préparez l’assaut.

Et nous, d’abord monseigneur le marquis, quiest prince de Bretagne et prieur séculier de l’abbaye deSainte-Marie de Lantenac, où une messe de tous les jours a étéfondée par la reine Jeanne, ensuite les autres défenseurs de latour, dont est monsieur l’abbé Turmeau, en guerre Grand-Francœur,mon camarade Guinoiseau, qui est capitaine du Camp-Vert, moncamarade Chante-en-Hiver, qui est capitaine du camp de l’Avoine,mon camarade la Musette, qui est capitaine du camp des Fourmis, etmoi, paysan, qui suis né au bourg de Daon, où coule le ruisseauMoriandre, nous tous, nous avons une chose à vous dire.

Hommes qui êtes au bas de cette tour,écoutez.

Nous avons en nos mains trois prisonniers, quisont trois enfants. Ces enfants ont été adoptés par un de vosbataillons, et ils sont à vous. Nous vous offrons de vous rendreces trois enfants.

À une condition.

C’est que nous aurons la sortie libre.

Si vous refusez, écoutez bien, vous ne pouvezattaquer que de deux façons : par la brèche, du côté de laforêt ; ou par le pont, du côté du plateau. Le bâtiment sur lepont a trois étages ; dans l’étage d’en bas, moi l’Imânus, moiqui vous parle, j’ai fait mettre six tonnes de goudron et centfascines de bruyères sèches ; dans l’étage d’en haut, il y ade la paille ; dans l’étage du milieu, il y a des livres etdes papiers ; la porte de fer qui communique du pont avec latour est fermée, et monseigneur en a la clef sur lui ; moi,j’ai fait sous la porte un trou, et par ce trou passe une mèchesoufrée dont un bout est dans une des tonnes de goudron et l’autrebout à la portée de ma main, dans l’intérieur de la tour ; j’ymettrai le feu quand bon me semblera. Si vous refusez de nouslaisser sortir, les trois enfants seront placés dans le deuxièmeétage du pont, entre l’étage où aboutit la mèche soufrée et où estle goudron, et l’étage où est la paille, et la porte de fer serarefermée sur eux. Si vous attaquez par le pont, ce sera vous quiincendierez le bâtiment ; si vous attaquez par la brèche, cesera nous ; si vous attaquez à la fois par la brèche et par lepont, le feu sera mis à la fois par vous et par nous ; et,dans tous les cas, les trois enfants périront.

À présent, acceptez ou refusez.

Si vous acceptez, nous sortons.

Si vous refusez, les enfants meurent.

J’ai dit.

L’homme qui parlait du haut de la tour setut.

Une voix d’en bas cria :

– Nous refusons.

Cette voix était brève et sévère. Une autrevoix moins dure, ferme pourtant, ajouta :

– Nous vous donnons vingt-quatre heures pourvous rendre à discrétion.

Il y eut un silence, et la même voixcontinua :

– Demain, à pareille heure, si vous n’êtes pasrendus, nous donnons l’assaut.

Et la première voix reprit :

– Et alors pas de quartier.

À cette voix farouche, une autre voix réponditdu haut de la tour. On vit entre deux créneaux se pencher une hautesilhouette dans laquelle on put, à la lueur des étoiles,reconnaître la redoutable figure du marquis de Lantenac, et cettefigure d’où un regard tombait dans l’ombre et semblait chercherquelqu’un, cria :

– Tiens, c’est toi, prêtre !

– Oui, c’est moi, traître ! répondit larude voix d’en bas.

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