Quatre vingt-treize

LES PÉRIPÉTIES DE LA GUERRE CIVILE

 

Et subitement, autour de lui, et de tous lescôtés à la fois, le fourré se remplit de fusils, de bayonnettes etde sabres, un drapeau tricolore se dressa dans la pénombre, le criLantenac ! éclata à son oreille, et à ses pieds, àtravers les ronces et les branches, des faces violentesapparurent.

Le marquis était seul, debout sur un sommet,visible de tous les points du bois. Il voyait à peine ceux quicriaient son nom, mais il était vu de tous. S’il y avait millefusils dans le bois, il était là comme une cible.

Il ne distinguait rien dans le taillis que desprunelles ardentes fixées sur lui.

Il ôta son chapeau, en retroussa le bord,arracha une longue épine sèche à un ajonc, tira de sa poche unecocarde blanche, fixa avec l’épine le bord retroussé et la cocardeà la forme du chapeau, et, remettant sur la tête le chapeau dont lebord relevé laissait voir son front et sa cocarde, il dit d’unevoix haute, parlant à toute la forêt à la fois :

– Je suis l’homme que vous cherchez. Je suisle marquis de Lantenac, vicomte de Fontenay, prince breton,lieutenant général des armées du roi. Finissons-en. En joue !Feu !

Et, écartant de ses deux mains sa veste depeau de chèvre, il montra sa poitrine nue.

Il baissa les yeux, cherchant du regard lesfusils braqués, et se vit entouré d’hommes à genoux.

Un immense cri s’éleva : « ViveLantenac ! Vive monseigneur ! Vive legénéral ! » En même temps des chapeaux sautaient enl’air, des sabres tournoyaient joyeusement, et l’on voyait danstout le taillis se dresser des bâtons au bout desquels s’agitaientdes bonnets de laine brune.

Ce qu’il avait autour de lui, c’était unebande vendéenne.

Cette bande s’était agenouillée en levoyant.

La légende raconte qu’il y avait dans lesvieilles forêts thuringiennes des êtres étranges, race des géants,plus et moins qu’hommes, qui étaient considérés par les Romainscomme des animaux horribles et par les Germains comme desincarnations divines, et qui, selon la rencontre, couraient lachance d’être exterminés ou adorés.

Le marquis éprouva quelque chose de pareil àce que devait ressentir un de ces êtres quand, s’attendant à êtretraité comme un monstre, il était brusquement traité comme undieu.

Tous ces yeux pleins d’éclairs redoutables sefixaient sur le marquis avec une sorte de sauvage amour.

Cette cohue était armée de fusils, de sabres,de faulx, de perches, de bâtons ; tous avaient de grandsfeutres ou des bonnets bruns, avec des cocardes blanches, uneprofusion de rosaires et d’amulettes, de larges culottes ouvertesau genou, des casaques de poil, des guêtres en cuir, le jarret nu,les cheveux longs, quelques-uns l’air féroce, tous l’air naïf.

Un homme jeune et de belle mine traversa lesgens agenouillés et monta à grands pas vers le marquis. Cet hommeétait, comme les paysans, coiffé d’un feutre à bord relevé et àcocarde blanche, et vêtu d’une casaque de poil, mais il avait lesmains blanches et une chemise fine, et il portait par-dessus saveste une écharpe de soie blanche à laquelle pendait une épée àpoignée dorée.

Parvenu sur la hure, il jeta son chapeau,détacha son écharpe, mit un genou en terre, présenta au marquisl’écharpe et l’épée, et dit :

– Nous vous cherchions en effet, nous vousavons trouvé. Voici l’épée de commandement. Ces hommes sontmaintenant à vous. J’étais leur commandant, je monte en grade, jesuis votre soldat. Acceptez notre hommage, monseigneur. Donnez vosordres, mon général.

Puis il fit un signe, et des hommes quiportaient un drapeau tricolore sortirent du bois. Ces hommesmontèrent jusqu’au marquis et déposèrent le drapeau à ses pieds.C’était le drapeau qu’il venait d’entrevoir à travers lesarbres.

– Mon général, dit le jeune homme qui luiavait présenté l’épée et l’écharpe, ceci est le drapeau que nousvenons de prendre aux bleus qui étaient dans la fermed’Herbe-en-Pail. Monseigneur, je m’appelle Gavard. J’ai été aumarquis de la Rouarie.

– C’est bien, dit le marquis.

Et, calme et grave, il ceignit l’écharpe.

Puis il tira l’épée, et l’agitant nueau-dessus de sa tête :

– Debout ! dit-il, et vive leroi !

Tous se levèrent.

Et l’on entendit dans les profondeurs du boisune clameur éperdue et triomphante : Vive le roi !Vive notre marquis ! Vive Lantenac !

Le marquis se tourna vers Gavard.

– Combien donc êtes-vous ?

– Sept mille.

Et tout en descendant de l’éminence, pendantque les paysans écartaient les ajoncs devant les pas du marquis deLantenac, Gavard continua :

– Monseigneur, rien de plus simple. Tout celas’explique d’un mot. On n’attendait qu’une étincelle. L’affiche dela république, en révélant votre présence, a insurgé le pays pourle roi. Nous avions en outre été avertis sous main par le maire deGranville qui est un homme à nous, le même qui a sauvé l’abbéOlivier. Cette nuit on a sonné le tocsin.

– Pour qui ?

– Pour vous.

– Ah ! dit le marquis.

– Et nous voilà, reprit Gavard.

– Et vous êtes sept mille ?

– Aujourd’hui. Nous serons quinze milledemain. C’est le rendement du pays. Quand M. Henri de LaRochejaquelein est parti pour l’armée catholique, on a sonné letocsin, et en une nuit six paroisses, Isernay, Corqueux, lesÉchaubroignes, les Aubiers, Saint-Aubin et Nueil, lui ont amené dixmille hommes. On n’avait pas de munitions, on a trouvé chez unmaçon soixante livres de poudre de mine, et M. de LaRochejaquelein est parti avec cela. Nous pensions bien que vousdeviez être quelque part dans cette forêt, et nous vouscherchions.

– Et vous avez attaqué les bleus dans la fermed’Herbe-en-Pail ?

– Le vent les avait empêchés d’entendre letocsin. Ils ne se défiaient pas ; les gens du hameau, qui sontpatauds, les avaient bien reçus. Ce matin, nous avons investi laferme, les bleus dormaient, et en un tour de main la chose a étéfaite. J’ai un cheval. Daignez-vous l’accepter, mongénéral ?

– Oui.

Un paysan amena un cheval blanc militairementharnaché. Le marquis, sans user de l’aide que lui offrait Gavard,monta à cheval.

– Hurrah ! crièrent les paysans. Car lescris anglais sont fort usités sur la côte bretonne-normande, encommerce perpétuel avec les îles de la Manche.

Gavard fit le salut militaire etdemanda :

– Quel sera votre quartier général,monseigneur ?

– D’abord la forêt de Fougères.

– C’est une de vos sept forêts, monsieur lemarquis.

– Il faut un prêtre.

– Nous en avons un.

– Qui ?

– Le vicaire de la Chapelle-Erbrée.

– Je le connais. Il a fait le voyage deJersey.

Un prêtre sortit des rangs et dit :

– Trois fois.

Le marquis tourna la tête.

– Bonjour, monsieur le vicaire. Vous allezavoir de la besogne.

– Tant mieux, monsieur le marquis.

– Vous aurez du monde à confesser. Ceux quivoudront. On ne force personne.

– Monsieur le marquis, dit le prêtre, Gaston,à Guéménée, force les républicains à se confesser.

– C’est un perruquier, dit le marquis ;mais la mort doit être libre.

Gavard, qui était allé donner quelquesconsignes, revint :

– Mon général, j’attends voscommandements.

– D’abord, le rendez-vous est à la forêt deFougères. Qu’on se disperse et qu’on y aille.

– L’ordre est donné.

– Ne m’avez-vous pas dit que les gensd’Herbe-en-Pail avaient bien reçu les bleus ?

– Oui, mon général.

– Vous avez brûlé la ferme ?

– Oui.

– Avez-vous brûlé le hameau ?

– Non.

– Brûlez-le.

– Les bleus ont essayé de se défendre ;mais ils étaient cent cinquante et nous étions sept mille.

– Qu’est-ce que c’est que cesbleus-là ?

– Des bleus de Santerre.

– Qui a commandé le roulement de tambourspendant qu’on coupait la tête au roi. Alors c’est un bataillon deParis ?

– Un demi-bataillon.

– Comment s’appelle ce bataillon ?

– Mon général, il y a sur le drapeau :Bataillon du Bonnet-Rouge.

– Des bêtes féroces.

– Que faut-il faire des blessés ?

– Achevez-les.

– Que faut-il faire des prisonniers ?

– Fusillez-les.

– Il y en a environ quatre-vingts.

– Fusillez tout.

– Il y a deux femmes.

– Aussi.

– Il y a trois enfants.

– Emmenez-les. On verra ce qu’on en fera.

Et le marquis poussa son cheval.

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