Quatre vingt-treize

NE PAS METTRE DANS LA MÊME POCHE UNEMONTRE ET UNE CLEF

 

Le marquis de Lantenac n’était pas si loinqu’ils le croyaient.

Il n’en était pas moins entièrement en sûretéet hors de leur atteinte.

Il avait suivi Halmalo.

L’escalier par où Halmalo et lui étaientdescendus, à la suite des autres fugitifs, se terminait tout prèsdu ravin et des arches du pont par un étroit couloir voûté. Cecouloir s’ouvrait sur une profonde fissure naturelle du sol quid’un côté aboutissait au ravin, et de l’autre à la forêt. Cettefissure, absolument dérobée aux regards, serpentait sous desvégétations impénétrables. Impossible de reprendre là un homme. Unévadé, une fois parvenu dans cette fissure, n’avait plus qu’à faireune fuite de couleuvre, et était introuvable. L’entrée du couloirsecret de l’escalier était tellement obstruée de ronces que lesconstructeurs du passage souterrain avaient considéré comme inutilede la fermer autrement.

Le marquis n’avait plus maintenant qu’à s’enaller. Il n’avait pas à s’inquiéter d’un déguisement. Depuis sonarrivée en Bretagne, il n’avait pas quitté ses habits de paysan, sejugeant plus grand seigneur ainsi.

Il s’était borné à ôter son épée, dont ilavait débouclé et jeté le ceinturon.

Quand Halmalo et le marquis débouchèrent ducouloir dans la fissure, les cinq autres, Guinoiseau, HoisnardBranche-d’Or, Brin-d’Amour, Chatenay et l’abbé Turmeau, n’y étaientdéjà plus.

– Ils n’ont pas été longtemps à prendre leurvolée, dit Halmalo.

– Fais comme eux, dit le marquis.

– Monseigneur veut que je le quitte ?

– Sans doute. Je te l’ai dit déjà. On nes’évade bien que seul. Où un passe, deux ne passent pas. Ensemblenous appellerions l’attention. Tu me ferais prendre et je te feraisprendre.

– Monseigneur connaît le pays ?

– Oui.

– Monseigneur maintient le rendez-vous à laPierre-Gauvaine ?

– Demain. À midi.

– J’y serai. Nous y serons.

Halmalo s’interrompit.

– Ah ! monseigneur, quand je pense quenous avons été en pleine mer, que nous étions seuls, que je voulaisvous tuer, que vous étiez mon seigneur, que vous pouviez me ledire, et que vous ne me l’avez pas dit ! Quel homme vousêtes !

Le marquis reprit :

– L’Angleterre. Il n’y a plus d’autreressource. Il faut que dans quinze jours les Anglais soient enFrance.

– J’aurai bien des comptes à rendre àmonseigneur. J’ai fait ses commissions.

– Nous parlerons de tout cela demain.

– À demain, monseigneur.

– À propos, as-tu faim ?

– Peut-être, monseigneur. J’étais si presséd’arriver que je ne sais pas si j’ai mangé aujourd’hui.

Le marquis tira de sa poche une tablette dechocolat, la cassa en deux, en donna une moitié à Halmalo et se mità manger l’autre.

– Monseigneur, dit Halmalo, à votre droite,c’est le ravin ; à votre gauche, c’est la forêt.

– C’est bien. Laisse-moi. Va de ton côté.

Halmalo obéit. Il s’enfonça dans l’obscurité.On entendit un bruit de broussailles froissées, puis plus rien. Aubout de quelques secondes il eût été impossible de ressaisir satrace. Cette terre du Bocage, hérissée et inextricable, étaitl’auxiliaire du fugitif. On ne disparaissait pas, ons’évanouissait. C’est cette facilité des dispersions rapides quifaisait hésiter nos armées devant cette Vendée toujours reculante,et devant ses combattants si formidablement fuyards.

Le marquis demeura immobile. Il était de ceshommes qui s’efforcent de ne rien éprouver ; mais il ne put sesoustraire à l’émotion de respirer l’air libre après avoir respirétant de sang et de carnage. Se sentir complètement sauvé aprèsavoir été complètement perdu ; après la tombe, vue de si près,prendre possession de la pleine sécurité ; sortir de la mortet rentrer dans la vie, c’était là, même pour un homme commeLantenac, une secousse ; et, bien qu’il en eût déjà traverséde pareilles, il ne put soustraire son âme imperturbable à unébranlement de quelques instants. Il s’avoua à lui-même qu’il étaitcontent. Il dompta vite ce mouvement qui ressemblait presque à dela joie. Il tira sa montre, et la fit sonner. Quelle heureétait-il ?

À son grand étonnement, il n’était que dixheures. Quand on vient de subir une de ces péripéties de la viehumaine où tout a été mis en question, on est toujours stupéfaitque des minutes si pleines ne soient pas plus longues que lesautres. Le coup de canon d’avertissement avait été tiré un peuavant le coucher du soleil, et la Tourgue avait été abordée par lacolonne d’attaque une demi-heure après, entre sept et huit heures,à la nuit tombante. Ainsi, ce colossal combat, commencé à huitheures, était fini à dix. Toute cette épopée avait duré cent vingtminutes. Quelquefois une rapidité d’éclair est mêlée auxcatastrophes. Les événements ont de ces raccourcis surprenants.

En y réfléchissant, c’est le contraire qui eûtpu étonner ; une résistance de deux heures d’un si petitnombre contre un si grand nombre était extraordinaire, et certeselle n’avait pas été courte, ni tout de suite finie, cette bataillede dix-neuf contre quatre mille.

Cependant il était temps de s’en aller,Halmalo devait être loin, et le marquis jugea qu’il n’était pasnécessaire de rester là plus longtemps. Il remit sa montre dans saveste, non dans la même poche, car il venait de remarquer qu’elle yétait en contact avec la clef de la porte de fer que lui avaitrapportée l’Imânus, et que le verre de sa montre pouvait se brisercontre cette clef ; et il se disposa à gagner à son tour laforêt. Comme il allait prendre à gauche, il lui sembla qu’une sortede rayon vague pénétrait jusqu’à lui.

Il se retourna, et, à travers les broussaillesnettement découpées sur un fond rouge et devenues tout à coupvisibles dans leurs moindres détails, il aperçut une grande lueurdans le ravin. Quelques enjambées seulement le séparaient du ravin.Il y marcha, puis se ravisa, trouvant inutile de s’exposer à cetteclarté ; quelle qu’elle fût, ce n’était pas son affaire aprèstout ; il reprit la direction que lui avait montrée Halmalo etfit quelques pas vers la forêt.

Tout à coup, profondément enfoui et caché sousles ronces, il entendit sur sa tête un cri terrible ; ce crisemblait partir du rebord même du plateau au-dessus du ravin. Lemarquis leva les yeux, et s’arrêta.

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