Quatre vingt-treize

SITUATION

 

Le moment était venu.

L’inexorable tenait l’impitoyable.

Cimourdain avait Lantenac dans sa main.

Le vieux royaliste rebelle était pris augîte ; évidemment il ne pouvait échapper ; et Cimourdainentendait que le marquis fût décapité chez lui, sur place, sur sesterres, et en quelque sorte dans sa maison, afin que la demeureféodale vît tomber la tête de l’homme féodal, et que l’exemple fûtmémorable.

C’est pourquoi il avait envoyé chercher àFougères la guillotine. On vient de la voir en route.

Tuer Lantenac, c’était tuer la Vendée ;tuer la Vendée, c’était sauver la France. Cimourdain n’hésitaitpas. Cet homme était à l’aise dans la férocité du devoir.

Le marquis semblait perdu ; de ce côtéCimourdain était tranquille, mais il était inquiet d’un autre côté.La lutte serait certainement affreuse ; Gauvain la dirigerait,et voudrait s’y mêler peut-être ; il y avait du soldat dans cejeune chef ; il était homme à se jeter dans ce pugilat ;pourvu qu’il n’y fût pas tué ? Gauvain ! sonenfant ! l’unique affection qu’il eût sur la terre !Gauvain avait eu du bonheur jusque-là, mais le bonheur se lasse.Cimourdain tremblait. Sa destinée avait cela d’étrange qu’il étaitentre deux Gauvain, l’un dont il voulait la mort, l’autre dont ilvoulait la vie.

Le coup de canon qui avait secoué Georgettedans son berceau et appelé la mère du fond des solitudes n’avaitpas fait que cela. Soit hasard, soit intention du pointeur, leboulet, qui n’était pourtant qu’un boulet d’avertissement, avaitfrappé, crevé et arraché à demi l’armature de barreaux de fer quimasquait et fermait la grande meurtrière du premier étage de latour. Les assiégés n’avaient pas eu le temps de réparer cetteavarie.

Les assiégés s’étaient vantés. Ils avaienttrès peu de munitions. Leur situation, insistons-y, était pluscritique encore que les assiégeants ne le supposaient. S’ilsavaient eu assez de poudre, ils auraient fait sauter la Tourgue,eux et l’ennemi dedans ; c’était leur rêve ; mais toutesleurs réserves étaient épuisées. À peine avaient-ils trente coups àtirer par homme. Ils avaient beaucoup de fusils, d’espingoles et depistolets, et peu de cartouches. Ils avaient chargé toutes lesarmes afin de pouvoir faire un feu continu ; mais combien detemps durerait ce feu ? Il fallait à la fois le nourrir et leménager. Là était la difficulté. Heureusement – bonheur sinistre –la lutte serait surtout d’homme à homme, et à l’arme blanche ;au sabre et au poignard. On se colleterait plus qu’on ne sefusillerait. On se hacherait ; c’était là leur espérance.

L’intérieur de la tour semblait inexpugnable.Dans la salle basse où aboutissait le trou de brèche, était laretirade, cette barricade savamment construite par Lantenac, quiobstruait l’entrée. En arrière de la retirade, une longue tableétait couverte d’armes chargées, tromblons, carabines etmousquetons, et de sabres, de haches et de poignards. N’ayant puutiliser pour faire sauter la tour le cachot-crypte des oubliettesqui communiquait avec la salle basse, le marquis avait fait fermerla porte de ce caveau. Au-dessus de la salle basse était la chambreronde du premier étage à laquelle on n’arrivait que par unevis-de-Saint-Gilles très étroite ; cette chambre, meublée,comme la salle basse, d’une table couverte d’armes toutes prêtes etsur lesquelles on n’avait qu’à mettre la main, était éclairée parla grande meurtrière dont un boulet venait de défoncer legrillage ; au-dessus de cette chambre, l’escalier en spiralemenait à la chambre ronde du second étage où était la porte de ferdonnant sur le pont-châtelet. Cette chambre du second s’appelaitindistinctement la chambre de la porte de fer ou la chambre desmiroirs, à cause de beaucoup de petits miroirs, accrochés à cru surla pierre nue à de vieux clous rouillés, bizarre recherche mêlée àla sauvagerie. Les chambres d’en haut ne pouvant être utilementdéfendues, cette chambre des miroirs était ce que Mannesson-Mallet,le législateur des places fortes, appelle « le dernier posteoù les assiégés font une capitulation ». Il s’agissait, nousl’avons dit déjà, d’empêcher les assiégeants d’arriver là.

Cette chambre ronde du second étage étaitéclairée par des meurtrières ; pourtant une torche y brûlait.Cette torche, plantée dans une torchère de fer pareille à celle dela salle basse, avait été allumée par l’Imânus qui avait placé toutà côté l’extrémité de la mèche soufrée. Soins horribles.

Au fond de la salle basse, sur un longtréteau, il y avait à manger, comme dans une cavernehomérique ; de grands plats de riz, du fur, qui est unebouillie de blé noir, de la godnivelle, qui est un hachis de veau,des rondeaux de houichepote, pâte de farine et de fruits cuits àl’eau, de la badrée, des pots de cidre. Buvait et mangeait quivoulait.

Le coup de canon les mit tous en arrêt. Onn’avait plus qu’une demi-heure devant soi.

L’Imânus, du haut de la tour, surveillaitl’approche des assiégeants. Lantenac avait commandé de ne pas tireret de les laisser arriver. Il avait dit : – Ils sont quatremille cinq cents. Tuer dehors est inutile. Ne tuez que dedans.Dedans, l’égalité se refait.

Et il avait ajouté en riant : – Égalité,Fraternité.

Il était convenu que lorsque l’ennemicommencerait son mouvement, l’Imânus, avec sa trompe,avertirait.

Tous, en silence, postés derrière la retirade,ou sur les marches des escaliers, attendaient, une main sur leurmousquet, l’autre sur leur rosaire.

La situation se précisait, et étaitceci :

Pour les assaillants, une brèche à gravir, unebarricade à forcer, trois salles superposées à prendre de hautelutte, l’une après l’autre, deux escaliers tournants à emportermarche par marche, sous une nuée de mitraille ; pour lesassiégés, mourir.

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