Quatre vingt-treize

TITANS CONTRE GÉANTS

 

Cela fut en effet épouvantable.

Ce corps à corps dépassa tout ce qu’on avaitpu rêver.

Pour trouver quelque chose de pareil, ilfaudrait remonter aux grands duels d’Eschyle ou aux antiquestueries féodales ; à ces « attaques à armescourtes » qui ont duré jusqu’au dix-septième siècle,quand on pénétrait dans les places fortes par les fausses brayes,assauts tragiques, où, dit le vieux sergent de la provinced’Alentejo, « les fourneaux ayant fait leur effet, lesassiégeants s’avanceront portant des planches couvertes de lames defer-blanc, armés de rondaches et de mantelets, et fournis dequantité de grenades, faisant abandonner les retranchements ouretirades à ceux de la place, et s’en rendront maîtres, poussantvigoureusement les assiégés ».

Le lieu d’attaque était horrible ;c’était une de ces brèches qu’on appelle en langue du métierbrèches sans voûte, c’est-à-dire, on se le rappelle, unecrevasse traversant le mur de part en part et non une fractureévasée à ciel ouvert. La poudre avait agi comme une vrille. L’effetde la mine avait été si violent que la tour avait été fendue parl’explosion à plus de quarante pieds au-dessus du fourneau, mais cen’était qu’une lézarde, et la déchirure praticable qui servait debrèche et donnait entrée dans la salle basse ressemblait plutôt aucoup de lance qui perce qu’au coup de hache qui entaille.

C’était une ponction au flanc de la tour, unelongue fracture pénétrante, quelque chose comme un puits couché àterre, un couloir serpentant et montant comme un intestin à traversune muraille de quinze pieds d’épaisseur, on ne sait quel informecylindre encombré d’obstacles, de pièges, d’explosions, où l’on seheurtait le front aux granits, les pieds aux gravats, les yeux auxténèbres.

Les assaillants avaient devant eux ce porchenoir, bouche de gouffre ayant pour mâchoires, en bas et en haut,toutes les pierres de la muraille déchiquetée ; une gueule derequin n’a pas plus de dents que cet arrachement effroyable. Ilfallait entrer dans ce trou et en sortir.

Dedans éclatait la mitraille, dehors sedressait la retirade. Dehors, c’est-à-dire dans la salle basse durez-de-chaussée.

Les rencontres de sapeurs dans les galeriescouvertes quand la contre-mine vient couper la mine, les boucheriesà la hache sous les entreponts des vaisseaux qui s’abordent dansles batailles navales, ont seules cette férocité. Se battre au fondd’une fosse, c’est le dernier degré de l’horreur. Il est affreux des’entretuer avec un plafond sur la tête. Au moment où le premierflot des assiégeants entra, toute la retirade se couvrit d’éclairs,et ce fut quelque chose comme la foudre éclatant sous terre. Letonnerre assaillant répliqua au tonnerre embusqué. Les détonationsse ripostèrent ; le cri de Gauvain s’éleva :Fonçons ! puis le cri de Lantenac : Faites ferme contrel’ennemi ! puis le cri de l’Imânus : À moi lesMainiaux ! puis des cliquetis, sabres contre sabres, et, coupsur coup, d’effroyables décharges tuant tout. La torche accrochéeau mur éclairait vaguement toute cette épouvante. Impossible derien distinguer ; on était dans une noirceur rougeâtre ;qui entrait là était subitement sourd et aveugle, sourd du bruit,aveugle de la fumée. Les hommes mis hors de combat gisaient parmiles décombres. On marchait sur des cadavres, on écrasait desplaies, on broyait des membres cassés d’où sortaient deshurlements, on avait les pieds mordus par des mourants ; parinstants, il y avait des silences plus hideux que le bruit. On secolletait, on entendait l’effrayant souffle des bouches, puis desgrincements, des râles, des imprécations, et le tonnerrerecommençait. Un ruisseau de sang sortait de la tour par la brèche,et se répandait dans l’ombre. Cette flaque sombre fumait dehorsdans l’herbe.

On eût dit que c’était la tour elle-même quisaignait et que la géante était blessée.

Chose surprenante, cela ne faisait presque pasde bruit dehors. La nuit était très noire, et dans la plaine etdans la forêt il y avait autour de la forteresse attaquée une sortede paix funèbre. Dedans c’était l’enfer, dehors c’était lesépulcre. Ce choc d’hommes s’exterminant dans les ténèbres, cesmousqueteries, ces clameurs, ces rages, tout ce tumulte expiraitsous la masse des murs et des voûtes, l’air manquait au bruit, etau carnage s’ajoutait l’étouffement. Hors de la tour, celas’entendait à peine. Les petits enfants dormaient pendant cetemps-là.

L’acharnement augmentait. La retirade tenaitbon. Rien de plus malaisé à forcer que ce genre de barricade enchevron rentrant. Si les assiégés avaient contre eux le nombre, ilsavaient pour eux la position. La colonne d’attaque perdait beaucoupde monde. Alignée et allongée dehors au pied de la tour, elles’enfonçait lentement dans l’ouverture de la brèche, et seraccourcissait, comme une couleuvre qui entre dans son trou.

Gauvain, qui avait des imprudences de jeunechef, était dans la salle basse au plus fort de la mêlée, avectoute la mitraille autour de lui. Ajoutons qu’il avait la confiancede l’homme qui n’a jamais été blessé.

Comme il se retournait pour donner un ordre,une lueur de mousqueterie éclaira un visage tout près de lui.

– Cimourdain ! s’écria-t-il, qu’est-ceque vous venez faire ici ?

C’était Cimourdain en effet. Cimourdainrépondit :

– Je viens être près de toi.

– Mais vous allez vous faire tuer !

– Hé bien, toi, qu’est-ce que tu faisdonc ?

– Mais je suis nécessaire ici. Vous pas.

– Puisque tu y es, il faut que j’y sois.

– Non, mon maître.

– Si, mon enfant !

Et Cimourdain resta près de Gauvain.

Les morts s’entassaient sur les pavés de lasalle basse.

Bien que la retirade ne fût pas forcée encore,le nombre évidemment devait finir par vaincre. Les assaillantsétaient à découvert et les assaillis étaient à l’abri ; dixassiégeants tombaient contre un assiégé, mais les assiégeants serenouvelaient. Les assiégeants croissaient et les assiégésdécroissaient.

Les dix-neuf assiégés étaient tous derrière laretirade, l’attaque étant là. Ils avaient des morts et des blessés.Quinze tout au plus combattaient encore. Un des plus farouches,Chante-en-hiver, avait été affreusement mutilé. C’était un Bretontrapu et crépu, de l’espèce petite et vivace. Il avait un œil crevéet la mâchoire brisée. Il pouvait encore marcher. Il se traîna dansl’escalier en spirale, et monta dans la chambre du premier étage,espérant pouvoir là prier et mourir.

Il s’était adossé au mur près de la meurtrièrepour tâcher de respirer un peu.

En bas la boucherie devant la retirade étaitde plus en plus horrible. Dans une intermittence, entre deuxdécharges, Cimourdain éleva la voix :

– Assiégés ! cria-t-il. Pourquoi fairecouler le sang plus longtemps ? Vous êtes pris. Rendez-vous.Songez que nous sommes quatre mille cinq cents contre dix-neuf,c’est-à-dire plus de deux cents contre un. Rendez-vous.

– Cessons ce marivaudage, répondit le marquisde Lantenac.

Et vingt balles ripostèrent à Cimourdain.

La retirade ne montait pas jusqu’à lavoûte ; cela permettait aux assiégés de tirer par-dessus, maiscela permettait aux assiégeants de l’escalader.

– L’assaut à la retirade ! cria Gauvain.Y a-t-il quelqu’un de bonne volonté pour escalader laretirade ?

– Moi, dit le sergent Radoub.

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