Quatre vingt-treize

LIVRE VI – FÉODALITÉ ET RÉVOLUTION

L’ANCÊTRE

 

Une lampe était posée sur la dalle de laCrypte, à côté du soupirail carré de l’oubliette.

On apercevait aussi sur la dalle la cruchepleine d’eau, le pain de munition et la botte de paille. La crypteétant taillée dans le roc, le prisonnier qui eût eu la fantaisie demettre le feu à la paille eût perdu sa peine ; aucun risqued’incendie pour la prison, certitude d’asphyxie pour leprisonnier.

À l’instant où la porte tourna sur ses gonds,le marquis marchait dans son cachot ; va-et-vient machinalpropre à tous les fauves mis en cage.

Au bruit que fit la porte en s’ouvrant puis ense refermant, il leva la tête, et la lampe qui était à terre entreGauvain et le marquis éclaira ces deux hommes en plein visage.

Ils se regardèrent, et ce regard était telqu’il les fit tous deux immobiles.

Le marquis éclata de rire ets’écria :

– Bonjour, monsieur. Voilà pas mal d’annéesque je n’ai eu la bonne fortune de vous rencontrer. Vous me faitesla grâce de venir me voir. Je vous remercie. Je ne demande pasmieux que de causer un peu. Je commençais à m’ennuyer. Vos amisperdent le temps, des constatations d’identité, des coursmartiales, c’est long toutes ces manières-là. J’irais plus vite enbesogne. Je suis ici chez moi. Donnez-vous la peine d’entrer. Ehbien, qu’est-ce que vous dites de tout ce qui se passe ? C’estoriginal, n’est-ce pas ? Il y avait une fois un roi et unereine ; le roi, c’était le roi ; la reine, c’était laFrance. On a tranché la tête au roi et marié la reine àRobespierre ; ce monsieur et cette dame ont eu une fille qu’onnomme la guillotine, et avec laquelle il paraît que je feraiconnaissance demain matin. J’en serai charmé. Comme de vous voir.Venez-vous pour cela ? Avez-vous monté en grade ?Seriez-vous le bourreau ? Si c’est une simple visite d’amitié,j’en suis touché. Monsieur le vicomte, vous ne savez peut-être plusce que c’est qu’un gentilhomme. Eh bien, en voilà un, c’est moi.Regardez ça. C’est curieux ; ça croit en Dieu, ça croit à latradition, ça croit à la famille, ça croit à ses aïeux, ça croit àl’exemple de son père, à la fidélité, à la loyauté, au devoirenvers son prince, au respect des vieilles lois, à la vertu, à lajustice ; et ça vous ferait fusiller avec plaisir. Ayez, jevous prie, la bonté de vous asseoir. Sur le pavé, c’est vrai ;car il n’y a pas de fauteuil dans ce salon ; mais qui vit dansla boue peut s’asseoir par terre. Je ne dis pas cela pour vousoffenser, car ce que nous appelons la boue, vous l’appelez lanation. Vous n’exigez sans doute pas que je crie Liberté, Égalité,Fraternité ? Ceci est une ancienne chambre de ma maison ;jadis les seigneurs y mettaient les manants ; maintenant lesmanants y mettent les seigneurs. Ces niaiseries-là se nomment unerévolution. Il paraît qu’on me coupera le cou d’ici à trente-sixheures. Je n’y vois pas d’inconvénient. Par exemple, si l’on étaitpoli, on m’aurait envoyé ma tabatière, qui est là-haut dans lachambre des miroirs, où vous avez joué tout enfant et où je vous aifait sauter sur mes genoux. Monsieur, je vais vous apprendre unechose, vous vous appelez Gauvain, et, chose bizarre, vous avez dusang noble dans les veines, pardieu, le même sang que le mien, etce sang qui fait de moi un homme d’honneur fait de vous ungueusard. Telles sont les particularités. Vous me direz que cen’est pas votre faute. Ni la mienne. Parbleu, on est un malfaiteursans le savoir. Cela tient à l’air qu’on respire ; dans destemps comme les nôtres, on n’est pas responsable de ce qu’on fait,la révolution est coquine pour tout le monde ; et tous vosgrands criminels sont de grands innocents. Quelles buses ! Àcommencer par vous. Souffrez que je vous admire. Oui, j’admire ungarçon tel que vous, qui, homme de qualité, bien situé dans l’État,ayant un grand sang à répandre pour les grandes causes, vicomte decette Tour-Gauvain, prince de Bretagne, pouvant être duc par droitet pair de France par héritage, ce qui est à peu près tout ce quepeut désirer ici-bas un homme de bon sens, s’amuse, étant ce qu’ilest, à être ce que vous êtes, si bien qu’il fait à ses ennemisl’effet d’un scélérat et à ses amis l’effet d’un imbécile. Àpropos, faites mes compliments à monsieur l’abbé Cimourdain.

Le marquis parlait à son aise, paisiblement,sans rien souligner, avec sa voix de bonne compagnie, avec son œilclair et tranquille, les deux mains dans ses goussets. Ils’interrompit, respira longuement, et reprit :

– Je ne vous cache pas que j’ai fait ce quej’ai pu pour vous tuer. Tel que vous me voyez, j’ai trois fois,moi-même, en personne, pointé un canon sur vous. Procédédiscourtois, je l’avoue ; mais ce serait faire fond sur unemauvaise maxime que de s’imaginer qu’en guerre l’ennemi cherche ànous être agréable. Car nous sommes en guerre, monsieur mon neveu.Tout est à feu et à sang. C’est pourtant vrai qu’on a tué le roi.Joli siècle.

Il s’arrêta encore, puis poursuivit :

– Quand on pense que rien de tout cela neserait arrivé si l’on avait pendu Voltaire et mis Rousseau auxgalères ! Ah ! les gens d’esprit, quel fléau ! Ahçà, qu’est-ce que vous lui reprochez, à cette monarchie ?c’est vrai, on envoyait l’abbé Pucelle à son abbaye de Corbigny, enlui laissant le choix de la voiture et tout le temps qu’il voudraitpour faire le chemin, et quant à votre monsieur Titon, qui avaitété, s’il vous plaît, un fort débauché, et qui allait chez lesfilles avant d’aller aux miracles du diacre Pâris, on letransférait du château de Vincennes au château de Ham en Picardie,qui est, j’en conviens, un assez vilain endroit. Voilà lesgriefs ; je m’en souviens ; j’ai crié aussi dans montemps ; j’ai été aussi bête que vous.

Le marquis tâta sa poche comme s’il ycherchait sa tabatière, et continua :

– Mais pas aussi méchant. On parlait pourparler. Il y avait aussi la mutinerie des enquêtes et des requêtes,et puis ces messieurs les philosophes sont venus, on a brûlé lesécrits au lieu de brûler les auteurs, les cabales de la cour s’ensont mêlées ; il y a eu tous ces benêts, Turgot, Quesnay,Malesherbes, les physiocrates, et cætera, et le grabuge a commencé.Tout est venu des écrivailleurs et des rimailleurs.L’Encyclopédie ! Diderot ! d’Alembert ! Ah !les méchants bélîtres ! Un homme bien né comme ce roi dePrusse, avoir donné là dedans ! Moi, j’eusse supprimé tous lesgratteurs de papier. Ah ! nous étions des justiciers, nousautres. On peut voir ici sur le mur la marque des rouesd’écartèlement. Nous ne plaisantions pas. Non, non, pointd’écrivassiers ! Tant qu’il y aura des Arouet, il y aura desMarat. Tant qu’il y aura des grimauds qui griffonnent, il y aurades gredins qui assassinent ; tant qu’il y aura de l’encre, ily aura de la noirceur ; tant que la patte de l’homme tiendrala plume de l’oie, les sottises frivoles engendreront les sottisesatroces. Les livres font les crimes. Le mot chimère a deux sens, ilsignifie rêve, et il signifie monstre. Comme on se paye debillevesées ! Qu’est-ce que vous nous chantez avec vosdroits ? Droits de l’homme ! droits du peuple ! Celaest-il assez creux, assez stupide, assez imaginaire, assez vide desens ! Moi, quand je dis : Havoise, sœur de Conan II,apporta le comté de Bretagne à Hoël, comte de Nantes et deCornouailles, qui laissa le trône à Alain Fergant, oncle de Berthe,qui épousa Alain le Noir, seigneur de la Roche-sur-Yon, et en eutConan le Petit, aïeul de Guy ou Gauvain de Thouars, notre ancêtre,je dis une chose claire, et voilà un droit. Mais vos drôles, vosmarauds, vos croquants, qu’appellent-ils leurs droits ? Ledéicide et le régicide. Si ce n’est pas hideux ! Ah ! lesmaroufles ! J’en suis fâché pour vous, monsieur ; maisvous êtes de ce fier sang de Bretagne ; vous et moi, nousavons Gauvain de Thouars pour grand-père ; nous avons encorepour aïeul ce grand duc de Montbazon qui fut pair de France ethonoré du collier des ordres, qui attaqua le faubourg de Tours etfut blessé au combat d’Arques, et qui mourut grand-veneur de Franceen sa maison de Couzières en Touraine, âgé de quatre-vingt-six ans.Je pourrais vous parler encore du duc de Laudunois, fils de la damede la Garnache, de Claude de Lorraine, duc de Chevreuse, et deHenri de Lenoncourt, et de Françoise de Laval-Boisdauphin. Mais àquoi bon ? Monsieur a l’honneur d’être un idiot, et il tient àêtre l’égal de mon palefrenier. Sachez ceci, j’étais déjà un vieilhomme que vous étiez encore un marmot. Je vous ai mouché, morveux,et je vous moucherais encore. En grandissant, vous avez trouvémoyen de vous rapetisser. Depuis que nous ne nous sommes vus, noussommes allés chacun de notre côté, moi du côté de l’honnêteté, vousdu côté opposé. Ah ! je ne sais pas comment tout celafinira ; mais messieurs vos amis sont de fiers misérables.Ah ! oui, c’est beau, j’en tombe d’accord, les progrès sontsuperbes, on a supprimé dans l’armée la peine de la chopine d’eauinfligée trois jours consécutifs au soldat ivrogne ; on a lemaximum, la Convention, l’évêque Gobel, monsieur Chaumette etmonsieur Hébert, et l’on extermine en masse tout le passé, depuisla Bastille jusqu’à l’almanach. On remplace les saints par leslégumes. Soit, messieurs les citoyens, soyez les maîtres, régnez,prenez vos aises, donnez-vous-en, ne vous gênez pas. Tout celan’empêchera pas que la religion ne soit la religion, que la royautén’emplisse quinze cents ans de notre histoire, et que la vieilleseigneurie française, même décapitée, ne soit plus haute que vous.Quant à vos chicanes sur le droit historique des races royales,nous en haussons les épaules. Chilpéric, au fond, n’était qu’unmoine appelé Daniel ; ce fut Rainfroi qui inventa Chilpéricpour ennuyer Charles Martel ; nous savons ces choses-là aussibien que vous. Ce n’est pas la question. La question estceci : être un grand royaume ; être la vieille France,être ce pays d’arrangement magnifique, où l’on considèrepremièrement la personne sacrée des monarques, seigneurs absolus del’État, puis les princes, puis les officiers de la couronne, pourles armes sur terre et sur mer, pour l’artillerie, direction etsurintendance des finances. Ensuite il y a la justice souveraine etsubalterne, suivie du maniement des gabelles et recettes générales,et enfin la police du royaume dans ses trois ordres. Voilà quiétait beau et noblement ordonné ; vous l’avez détruit. Vousavez détruit les provinces, comme de lamentables ignorants que vousêtes, sans même vous douter de ce que c’était que les provinces. Legénie de la France est composé du génie même du continent, etchacune des provinces de France représentait une vertu del’Europe ; la franchise de l’Allemagne était en Picardie, lagénérosité de la Suède en Champagne, l’industrie de la Hollande enBourgogne, l’activité de la Pologne en Languedoc, la gravité del’Espagne en Gascogne, la sagesse de l’Italie en Provence, lasubtilité de la Grèce en Normandie, la fidélité de la Suisse enDauphiné. Vous ne saviez rien de tout cela ; vous avez cassé,brisé, fracassé, démoli, et vous avez été tranquillement des bêtesbrutes. Ah ! vous ne voulez plus avoir de nobles ! Ehbien, vous n’en aurez plus. Faites-en votre deuil. Vous n’aurezplus de paladins, vous n’aurez plus de héros. Bonsoir les grandeursanciennes. Trouvez-moi un d’Assas à présent ! Vous avez touspeur pour votre peau. Vous n’aurez plus les chevaliers de Fontenoyqui saluaient avant de tuer, vous n’aurez plus les combattants enbas de soie du siège de Lérida ; vous n’aurez plus de cesfières journées militaires où les panaches passaient comme desmétéores ; vous êtes un peuple fini ; vous subirez ceviol, l’invasion ; si Alaric II revient, il ne trouvera plusen face de lui Clovis ; si Abdérame revient, il ne trouveraplus en face de lui Charles Martel ; si les Saxons reviennent,ils ne trouveront plus devant eux Pépin ; vous n’aurez plusAgnadel, Rocroy, Lens, Staffarde, Nerwinde, Steinkerque, laMarsaille, Raucoux, Lawfeld, Mahon ; vous n’aurez plusMarignan avec François Ier ; vous n’aurez plus Bouvines avecPhilippe Auguste faisant prisonnier, d’une main, Renaud, comte deBoulogne, et de l’autre, Ferrand, comte de Flandre. Vous aurezAzincourt, mais vous n’aurez plus pour s’y faire tuer, enveloppé deson drapeau, le sieur de Bacqueville, le grandporte-oriflamme ! Allez ! allez ! faites !Soyez les hommes nouveaux. Devenez petits !

Le marquis fit un moment silence, etrepartit :

– Mais laissez-nous grands. Tuez les rois,tuez les nobles, tuez les prêtres, abattez, ruinez, massacrez,foulez tout aux pieds, mettez les maximes antiques sous le talon devos bottes, piétinez le trône, trépignez l’autel, écrasez Dieu,dansez dessus ! C’est votre affaire. Vous êtes des traîtres etdes lâches, incapables de dévouement et de sacrifice. J’ai dit.Maintenant faites-moi guillotiner, monsieur le vicomte. J’ail’honneur d’être votre très humble.

Et il ajouta :

– Ah ! je vous dis vos vérités !Qu’est-ce que cela me fait ? Je suis mort.

– Vous êtes libre, dit Gauvain.

Et Gauvain s’avança vers le marquis, défit sonmanteau de commandant, le lui jeta sur les épaules, et lui rabattitle capuchon sur les yeux. Tous deux étaient de même taille.

– Eh bien, qu’est-ce que tu fais ? dit lemarquis.

Gauvain éleva la voix et cria :

– Lieutenant, ouvrez-moi.

La porte s’ouvrit.

Gauvain cria :

– Vous aurez soin de refermer la portederrière moi.

Et il poussa dehors le marquis stupéfait.

La salle basse, transformée en corps de garde,avait, on s’en souvient, pour tout éclairage, une lanterne de cornequi faisait tout voir trouble, et donnait plus de nuit que de jour.Dans cette lueur confuse, ceux des soldats qui ne dormaient pasvirent marcher au milieu d’eux, se dirigeant vers la sortie, unhomme de haute stature ayant le manteau et le capuchon galonné decommandant en chef ; ils firent le salut militaire, et l’hommepassa.

Le marquis, lentement, traversa le corps degarde, traversa la brèche, non sans s’y heurter la tête plus d’unefois, et sortit.

La sentinelle, croyant voir Gauvain, luiprésenta les armes.

Quand il fut dehors, ayant sous ses piedsl’herbe des champs, à deux cents pas la forêt, et devant luil’espace, la nuit, la liberté, la vie, il s’arrêta et demeura unmoment immobile comme un homme qui s’est laissé faire, qui a cédé àla surprise, et qui, ayant profité d’une porte ouverte, cherches’il a bien ou mal agi, hésite avant d’aller plus loin, et donneaudience à une dernière pensée. Après quelques secondes de rêverieattentive, il leva sa main droite, fit claquer son médius contreson pouce et dit : Ma foi !

Et il s’en alla.

La porte du cachot s’était refermée. Gauvainétait dedans.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer