Quatre vingt-treize

LES VOTES

 

Gauvain se leva.

– Comment vous nommez-vous ? demandaCimourdain.

Gauvain répondit :

– Gauvain.

Cimourdain continua l’interrogatoire.

– Qui êtes-vous ?

– Je suis commandant en chef de la colonneexpéditionnaire des Côtes-du-Nord.

– Êtes-vous parent ou allié de l’hommeévadé ?

– Je suis son petit-neveu.

– Vous connaissez le décret de laConvention ?

– J’en vois l’affiche sur votre table.

– Qu’avez-vous à dire sur ce décret ?

– Que je l’ai contresigné, que j’en ai ordonnél’exécution, et que c’est moi qui ai fait faire cette affiche aubas de laquelle est mon nom.

– Faites choix d’un défenseur.

– Je me défendrai moi-même.

– Vous avez la parole.

Cimourdain était redevenu impassible.Seulement son impassibilité ressemblait moins au calme d’un hommequ’à la tranquillité d’un rocher.

Gauvain demeura un moment silencieux et commerecueilli.

Cimourdain reprit :

– Qu’avez-vous à dire pour votredéfense ?

Gauvain leva lentement la tête, ne regardapersonne, et répondit :

– Ceci : une chose m’a empêché d’en voirune autre ; une bonne action, vue de trop près, m’a caché centactions criminelles ; d’un côté un vieillard, de l’autre desenfants, tout cela s’est mis entre moi et le devoir. J’ai oubliéles villages incendiés, les champs ravagés, les prisonniersmassacrés, les blessés achevés, les femmes fusillées, j’ai oubliéla France livrée à l’Angleterre ; j’ai mis en liberté lemeurtrier de la patrie. Je suis coupable. En parlant ainsi, jesemble parler contre moi ; c’est une erreur. Je parle pourmoi. Quand le coupable reconnaît sa faute, il sauve la seule chosequi vaille la peine d’être sauvée, l’honneur.

– Est-ce là, repartit Cimourdain, tout ce quevous avez à dire pour votre défense ?

– J’ajoute qu’étant le chef, je devaisl’exemple, et qu’à votre tour, étant les juges, vous le devez.

– Quel exemple demandez-vous ?

– Ma mort.

– Vous la trouvez juste ?

– Et nécessaire.

– Asseyez-vous.

Le fourrier, commissaire-auditeur, se leva etdonna lecture, premièrement, de l’arrêté qui mettait hors la loi leci-devant marquis de Lantenac ; deuxièmement, du décret de laConvention édictant la peine capitale contre quiconque favoriseraitl’évasion d’un rebelle prisonnier. Il termina par les quelqueslignes imprimées au bas de l’affiche du décret, intimant défense« de porter aide et secours » au rebelle susnommé« sous peine de mort », et signées : lecommandant en chef de la colonne expéditionnaire, GAUVAIN.

Ces lectures faites, le commissaire-auditeurse rassit.

Cimourdain croisa les bras et dit :

– Accusé, soyez attentif. Public, écoutez,regardez, et taisez-vous. Vous avez devant vous la loi. Il va êtreprocédé au vote. La sentence sera rendue à la majorité simple.Chaque juge opinera à son tour, à haute voix, en présence del’accusé, la justice n’ayant rien à cacher.

Cimourdain continua :

– La parole est au premier juge. Parlez,capitaine Guéchamp.

Le capitaine Guéchamp ne semblait voir niCimourdain, ni Gauvain. Ses paupières abaissées cachaient ses yeuximmobiles fixés sur l’affiche du décret et la considérant comme onconsidérerait un gouffre.

Il dit :

– La loi est formelle. Un juge est plus etmoins qu’un homme ; il est moins qu’un homme, car il n’a pasde cœur ; il est plus qu’un homme, car il a le glaive. L’an414 de Rome, Manlius fit mourir son fils pour le crime d’avoirvaincu sans son ordre. La discipline violée voulait une expiation.Ici, c’est la loi qui a été violée ; et la loi est plus hauteencore que la discipline. Par suite d’un accès de pitié, la patrieest remise en danger. La pitié peut avoir les proportions d’uncrime. Le commandant Gauvain a fait évader le rebelle Lantenac.Gauvain est coupable. Je vote la mort.

– Écrivez, greffier, dit Cimourdain.

Le greffier écrivit : « CapitaineGuéchamp : la mort. »

Gauvain éleva la voix.

– Guéchamp, dit-il, vous avez bien voté, et jevous remercie.

Cimourdain reprit :

– La parole est au deuxième juge. Parlez,sergent Radoub.

Radoub se leva, se tourna vers Gauvain et fità l’accusé le salut militaire. Puis il s’écria :

– Si c’est ça, alors, guillotinez-moi, carj’en donne ici ma nom de Dieu de parole d’honneur la plus sacrée,je voudrais avoir fait, d’abord ce qu’a fait le vieux, et ensuitece qu’a fait mon commandant. Quand j’ai vu cet individu dequatre-vingts ans se jeter dans le feu pour en tirer les troismioches, j’ai dit : Bonhomme, tu es un brave homme ! etquand j’apprends que c’est mon commandant qui a sauvé ce vieux devotre bête de guillotine, mille noms de noms, je dis : Moncommandant, vous devriez être mon général, et vous êtes un vraihomme, et moi, tonnerre ! je vous donnerais la croix deSaint-Louis, s’il y avait encore des croix, s’il y avait encore dessaints, et s’il y avait encore des louis ! Ah çà ! est-cequ’on va être des imbéciles, à présent ? Si c’est pour deschoses comme ça qu’on a gagné la bataille de Jemmapes, la bataillede Valmy, la bataille de Fleurus et la bataille de Wattignies,alors il faut le dire. Comment ! voilà le commandant Gauvainqui depuis quatre mois mène toutes ces bourriques de royalistestambour battant, et qui sauve la république à coups de sabre, etqui a fait la chose de Dol où il fallait joliment de l’esprit, et,quand vous avez cet homme-là, vous tâchez de ne plus l’avoir !et, au lieu d’en faire votre général, vous voulez lui couper lecou ! je dis que c’est à se jeter la tête la premièrepardessus le parapet du Pont-Neuf, et que vous-même, citoyenGauvain, mon commandant, si, au lieu d’être mon général, vous étiezmon caporal, je vous dirais que vous avez dit de fichues bêtisestout à l’heure. Le vieux a bien fait de sauver les enfants, vousavez bien fait de sauver le vieux, et si l’on guillotine les gensparce qu’ils ont fait de bonnes actions, alors va-t’en à tous lesdiables, je ne sais plus du tout de quoi il est question. Il n’y aplus de raison pour qu’on s’arrête. C’est pas vrai, n’est-ce pas,tout ça ? Je me pince pour savoir si je suis éveillé. Je necomprends pas. Il fallait donc que le vieux laisse brûler les mômestout vifs, il fallait donc que mon commandant laisse couper le couau vieux. Tenez, oui, guillotinez-moi. J’aime autant ça. Unesupposition, les mioches seraient morts, le bataillon duBonnet-Rouge était déshonoré. Est-ce que c’est ça qu’onvoulait ? Alors mangeons-nous les uns les autres. Je meconnais en politique aussi bien que vous qui êtes là, j’étais duclub de la section des Piques. Sapristi ! nous nousabrutissons à la fin ! Je résume ma façon de voir. Je n’aimepas les choses qui ont l’inconvénient de faire qu’on ne sait plusdu tout où on en est. Pourquoi diable nous faisons-nous tuer ?Pour qu’on nous tue notre chef ! Pas de ça, Lisette. Je veuxmon chef ! Il me faut mon chef. Je l’aime encore mieuxaujourd’hui qu’hier. L’envoyer à la guillotine, mais vous me faitesrire ! Tout ça, nous n’en voulons pas. J’ai écouté. On diratout ce qu’on voudra. D’abord, pas possible.

Et Radoub se rassit. Sa blessure s’étaitrouverte.

Un filet de sang qui sortait du bandeaucoulait le long de son cou, de l’endroit où avait été sonoreille.

Cimourdain se tourna vers Radoub.

– Vous votez pour que l’accusé soitabsous ?

– Je vote, dit Radoub, pour qu’on le fassegénéral.

– Je vous demande si vous votez pour qu’ilsoit acquitté.

– Je vote pour qu’on le fasse le premier de larépublique.

– Sergent Radoub, votez-vous pour que lecommandant Gauvain soit acquitté, oui ou non ?

– Je vote pour qu’on me coupe la tête à saplace.

– Acquittement, dit Cimourdain. Écrivez,greffier.

Le greffier écrivit : « SergentRadoub : acquittement. »

Puis le greffier dit :

– Une voix pour la mort. Une voix pourl’acquittement. Partage.

C’était à Cimourdain de voter.

Il se leva. Il ôta son chapeau et le posa surla table.

Il n’était plus pâle ni livide. Sa face étaitcouleur de terre.

Tous ceux qui étaient là eussent été couchésdans des suaires que le silence n’eût pas été plus profond.

Cimourdain dit d’une voix grave, lente etferme :

– Accusé Gauvain, la cause est entendue. Aunom de la république, la cour martiale, à la majorité de deux voixcontre une…

Il s’interrompit, il eut comme un tempsd’arrêt ; hésitait-il devant la mort ? hésitait-il devantla vie ? toutes les poitrines étaient haletantes. Cimourdaincontinua :

– … Vous condamne à la peine de mort.

Son visage exprimait la torture du triomphesinistre. Quand Jacob dans les ténèbres se fit bénir par l’angequ’il avait terrassé, il devait avoir ce sourire effrayant.

Ce ne fut qu’une lueur, et cela passa.Cimourdain redevint de marbre, se rassit, remit son chapeau sur satête, et ajouta :

– Gauvain, vous serez exécuté demain, au leverdu soleil.

Gauvain se leva, salua et dit :

– Je remercie la cour.

– Emmenez le condamné, dit Cimourdain.

Cimourdain fit un signe, la porte du cachot serouvrit, Gauvain y entra, le cachot se referma. Les deux gendarmesrestèrent en faction des deux côtés de la porte, le sabre nu.

On emporta Radoub, qui venait de tomber sansconnaissance.

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