Quatre vingt-treize

PAS DE GRÂCE (MOT D’ORDRE DE LA COMMUNE)PAS DE QUARTIER (MOT D’ORDRE DES PRINCES)

 

Pendant que ceci se passait près de Tanis, lemendiant s’en était allé vers Crollon. Il s’était enfoncé dans lesravins, sous les vastes feuillées sourdes, inattentif à tout etattentif à rien, comme il l’avait dit lui-même, rêveur plutôt quepensif, car le pensif a un but et le rêveur n’en a pas, errant,rôdant, s’arrêtant, mangeant çà et là une pousse d’oseille sauvage,buvant aux sources, dressant la tête par moments à des fracaslointains, puis rentrant dans l’éblouissante fascination de lanature, offrant ses haillons au soleil, entendant peut-être lebruit des hommes, mais écoutant le chant des oiseaux.

Il était vieux et lent ; il ne pouvaitaller loin ; comme il l’avait dit au marquis de Lantenac, unquart de lieue le fatiguait ; il fit un court circuit vers laCroix-Avranchin, et le soir était venu quand il s’en retourna.

Un peu au delà de Macey, le sentier qu’ilsuivait le conduisit sur une sorte de point culminant dégagéd’arbres, d’où l’on voit de très loin et d’où l’on découvre toutl’horizon de l’ouest jusqu’à la mer.

Une fumée appela son attention.

Rien de plus doux qu’une fumée, rien de pluseffrayant. Il y a les fumées paisibles et il y a les fuméesscélérates. Une fumée, l’épaisseur et la couleur d’une fumée, c’esttoute la différence entre la paix et la guerre, entre la fraternitéet la haine, entre l’hospitalité et le sépulcre, entre la vie et lamort. Une fumée qui monte dans les arbres peut signifier ce qu’il ya de plus charmant au monde, le foyer, ou ce qu’il y a de plusaffreux, l’incendie ; et tout le bonheur comme tout le malheurde l’homme sont parfois dans cette chose éparse au vent.

La fumée que regardait Tellmarch étaitinquiétante.

Elle était noire avec des rougeurs subitescomme si le brasier d’où elle sortait avait des intermittences etachevait de s’éteindre, et elle s’élevait au-dessusd’Herbe-en-Pail.

Tellmarch hâta le pas et se dirigea vers cettefumée.

Il était bien las, mais il voulait savoir ceque c’était.

Il arriva au sommet d’un coteau auquel étaientadossés le hameau et la métairie.

Il n’y avait plus ni métairie ni hameau.

Un tas de masures brûlait, et c’était làHerbe-en-Pail.

Il y a quelque chose de plus poignant à voirbrûler qu’un palais, c’est une chaumière. Une chaumière en feu estlamentable. La dévastation s’abattant sur la misère, le vautours’acharnant sur le ver de terre, il y a là on ne sait quelcontre-sens qui serre le cœur.

À en croire la légende biblique, un incendieregardé change une créature humaine en statue ; Tellmarch futun moment cette statue. Le spectacle qu’il avait sous les yeux lefit immobile. Cette destruction s’accomplissait en silence. Pas uncri ne s’élevait ; pas un soupir humain ne se mêlait à cettefumée ; cette fournaise travaillait et achevait de dévorer cevillage sans qu’on entendît d’autre bruit que le craquement descharpentes et le pétillement des chaumes. Par moments la fumée sedéchirait, les toits effondrés laissaient voir les chambresbéantes, le brasier montrait tous ses rubis, des guenillesécarlates et de pauvres vieux meubles couleur de pourpre sedressaient dans ces intérieurs vermeils, et Tellmarch avait lesinistre éblouissement du désastre.

Quelques arbres d’une châtaigneraie contiguëaux maisons avaient pris feu et flambaient.

Il écoutait, tâchant d’entendre une voix, unappel, une clameur ; rien ne remuait, excepté lesflammes ; tout se taisait, excepté l’incendie. Est-ce donc quetous avaient fui ?

Où était ce groupe vivant et travaillantHerbe-en-Pail ? Qu’était devenu tout ce petitpeuple ?

Tellmarch descendit du coteau.

Une énigme funèbre était devant lui. Il s’enapprochait sans hâte et l’œil fixe. Il avançait vers cette ruineavec une lenteur d’ombre ; il se sentait fantôme dans cettetombe.

Il arriva à ce qui avait été la porte de lamétairie, et il regarda dans la cour qui, maintenant, n’avait plusde murailles et se confondait avec le hameau groupé autourd’elle.

Ce qu’il avait vu n’était rien. Il n’avaitencore aperçu que le terrible, l’horrible lui apparut.

Au milieu de la cour il y avait un monceaunoir, vaguement modelé d’un côté par la flamme, de l’autre par lalune ; ce monceau était un tas d’hommes ; ces hommesétaient morts.

Il y avait autour de ce tas une grande marequi fumait un peu ; l’incendie se reflétait dans cettemare ; mais elle n’avait pas besoin du feu pour êtrerouge ; c’était du sang.

Tellmarch s’approcha. Il se mit à examiner,l’un après l’autre, ces corps gisants ; tous étaient descadavres.

La lune éclairait, l’incendie aussi.

Ces cadavres étaient des soldats. Tous étaientpieds nus ; on leur avait pris leurs souliers ; on leuravait aussi pris leurs armes ; ils avaient encore leursuniformes qui étaient bleus ; çà et là on distinguait, dansl’amoncellement des membres et des têtes, des chapeaux troués avecdes cocardes tricolores. C’étaient des républicains. C’étaient cesParisiens qui, la veille encore, étaient là tous vivants, ettenaient garnison dans la ferme d’Herbe-en-Pail. Ces hommes avaientété suppliciés, ce qu’indiquait la chute symétrique descorps ; ils avaient été foudroyés sur place, et avec soin. Ilsétaient tous morts. Pas un râle ne sortait du tas.

Tellmarch passa cette revue des cadavres, sansen omettre un seul ; tous étaient criblés de balles.

Ceux qui les avaient mitraillés, pressésprobablement d’aller ailleurs, n’avaient pas pris le temps de lesenterrer.

Comme il allait se retirer, ses yeux tombèrentsur un mur bas qui était dans la cour, et il vit quatre pieds quipassaient de derrière l’angle de ce mur.

Ces pieds avaient des souliers ; ilsétaient plus petits que les autres ; Tellmarch approcha.C’étaient des pieds de femme.

Deux femmes étaient gisantes côte à côtederrière le mur, fusillées aussi.

Tellmarch se pencha sur elles. L’une de cesfemmes avait une sorte d’uniforme ; à côté d’elle était unbidon brisé et vidé ; c’était une vivandière. Elle avaitquatre balles dans la tête. Elle était morte.

Tellmarch examina l’autre. C’était unepaysanne. Elle était blême et béante. Ses yeux étaient fermés. Ellen’avait aucune plaie à la tête. Ses vêtements, dont les fatigues,sans doute, avaient fait des haillons, s’étaient ouverts dans sachute, et laissaient voir son torse à demi nu. Tellmarch acheva deles écarter, et vit à une épaule la plaie ronde que fait uneballe ; la clavicule était cassée. Il regarda ce seinlivide.

– Mère et nourrice, murmura-t-il.

Il la toucha. Elle n’était pas froide.

Elle n’avait pas d’autre blessure que laclavicule cassée et la plaie à l’épaule.

Il posa la main sur le cœur et sentit unfaible battement. Elle n’était pas morte.

Tellmarch se redressa debout et cria d’unevoix terrible :

– Il n’y a donc personne ici ?

– C’est toi, le caimand ! répondit unevoix, si basse qu’on l’entendait à peine.

Et en même temps une tête sortit d’un trou deruine.

Puis une autre face apparut dans une autremasure.

C’étaient deux paysans qui s’étaientcachés ; les seuls qui survécussent.

La voix connue du caimand les avait rassuréset les avait fait sortir des recoins où ils se blottissaient.

Ils avancèrent vers Tellmarch, fort tremblantsencore.

Tellmarch avait pu crier, mais ne pouvaitparler ; les émotions profondes sont ainsi.

Il leur montra du doigt la femme étendue à sespieds.

– Est-ce qu’elle est encore en vie ? ditl’un des paysans.

Tellmarch fit de la tête signe que oui.

– L’autre femme est-elle vivante ?demanda l’autre paysan.

Tellmarch fit signe que non.

Le paysan qui s’était montré le premier,reprit :

– Tous les autres sont morts, n’est-cepas ? J’ai vu cela. J’étais dans ma cave. Comme on remercieDieu dans ces moments-là de n’avoir pas de famille ! Ma maisonbrûlait. Seigneur Jésus ! on a tout tué. Cette femme-ci avaitdes enfants. Trois enfants, tout petits ! Les enfantscriaient : Mère ! La mère criait : Mesenfants ! On a tué la mère et on a emmené les enfants. J’ai vucela, mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! Ceux qui onttout massacré sont partis. Ils étaient contents. Ils ont emmené lespetits et tué la mère. Mais elle n’est pas morte, n’est-ce pas,elle n’est pas morte ? Dis donc, le caimand, est-ce que tucrois que tu pourrais la sauver ? veux-tu que nous t’aidions àla porter dans ton carnichot ?

Tellmarch fit signe que oui.

Le bois touchait à la ferme. Ils eurent vitefait un brancard avec des feuillages et des fougères. Ils placèrentsur le brancard la femme toujours immobile et se mirent en marchedans le hallier, les deux paysans portant le brancard, l’un à latête, l’autre aux pieds, Tellmarch soutenant le bras de la femme etlui tâtant le pouls.

Tout en cheminant, les deux paysans causaient,et, par-dessus la femme sanglante dont la lune éclairait la facepâle, ils échangeaient des exclamations effarées.

– Tout tuer !

– Tout brûler !

– Ah ! monseigneur Dieu ! est-cequ’on va être comme ça à présent ?

– C’est ce grand homme vieux qui l’avoulu.

– Oui, c’est lui qui commandait.

– Je ne l’ai pas vu quand on a fusillé. Est-cequ’il était là ?

– Non. Il était parti. Mais c’est égal, touts’est fait par son commandement.

– Alors, c’est lui qui a tout fait.

– Il avait dit : Tuez !brûlez ! pas de quartier !

– C’est un marquis ?

– Oui, puisque c’est notre marquis.

– Comment s’appelle-t-il donc déjà ?

– C’est monsieur de Lantenac.

Tellmarch leva les yeux au ciel et murmuraentre ses dents :

– Si j’avais su !

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