Quatre vingt-treize

UTILITÉ DES GROS CARACTÈRES

 

Certainement quelqu’un était traqué.

Qui ?

Cet homme d’acier eut un frémissement.

Ce ne pouvait être lui. On n’avait pu devinerson arrivée, il était impossible que les représentants en missionfussent déjà informés ; il venait à peine de débarquer. Lacorvette avait évidemment sombré sans qu’un homme échappât. Et dansla corvette même, excepté Boisberthelot et La Vieuville, personnene savait son nom.

Les clochers continuaient leur jeu farouche.Il les examinait et les comptait machinalement, et sa rêverie,poussée d’une conjecture à l’autre, avait cette fluctuation quedonne le passage d’une sécurité profonde à une certitude terrible.Pourtant, après tout, ce tocsin pouvait s’expliquer de bien desfaçons, et il finissait par se rassurer en se répétant :« En somme, personne ne sait mon arrivée et personne ne saitmon nom. » Depuis quelques instants il se faisait un légerbruit au-dessus de lui et derrière lui. Ce bruit ressemblait aufroissement d’une feuille d’arbre agitée. Il n’y prit d’abord pasgarde ; puis, comme le bruit persistait, on pourrait direinsistait, il finit par se retourner. C’était une feuille en effet,mais une feuille de papier. Le vent était en train de décollerau-dessus de sa tête une large affiche appliquée sur la pierremilliaire. Cette affiche était placardée depuis peu de temps, carelle était encore humide et offrait prise au vent qui s’était mis àjouer avec elle et qui la détachait.

Le vieillard avait gravi la dune du côtéopposé et n’avait pas vu cette affiche en arrivant.

Il monta sur la borne où il était assis, etposa sa main sur le coin du placard que le vent soulevait ; leciel était serein, les crépuscules sont longs en juin ; le basde la dune était ténébreux, mais le haut était éclairé ; unepartie de l’affiche était imprimée en grosses lettres, et ilfaisait encore assez de jour pour qu’on pût les lire. Il lutceci :

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE, UNE ET INDIVISIBLE.

« Nous, Prieur, de la Marne, représentantdu peuple en mission près de l’armée des Côtes-de-Cherbourg, –ordonnons : – Le ci-devant marquis de Lantenac, vicomte deFontenay, soi-disant prince breton, furtivement débarqué sur lacôte de Granville, est mis hors la loi. – Sa tête est mise à prix.– Il sera payé à qui le livrera, mort ou vivant, la somme desoixante mille livres. – Cette somme ne sera point payée enassignats, mais en or. – Un bataillon de l’armée desCôtes-de-Cherbourg sera immédiatement envoyé à la rencontre et à larecherche du ci-devant marquis de Lantenac. – Les communes sontrequises de prêter main-forte. – Fait en la maison commune deGranville, le 2 juin 1793. – Signé :

« PRIEUR, DE LA MARNE. »

Au-dessous de ce nom il y avait une autresignature, qui était en beaucoup plus petit caractère, et qu’on nepouvait lire à cause du peu de jour qui restait.

Le vieillard rabaissa son chapeau sur sesyeux, croisa sa cape de mer jusque sous son menton, et descenditrapidement la dune. Il était évidemment inutile de s’attarder surce sommet éclairé.

Il y avait été peut-être trop longtempsdéjà ; le haut de la dune était le seul point du paysage quifût resté visible.

Quand il fut en bas et dans l’obscurité, ilralentit le pas.

Il se dirigeait dans le sens de l’itinérairequ’il s’était tracé vers la métairie, ayant probablement desraisons de sécurité de ce côté-là.

Tout était désert. C’était l’heure où il n’yavait plus de passants.

Derrière une broussaille, il s’arrêta, défitson manteau, retourna sa veste du côté velu, rattacha à son cou sonmanteau qui était une guenille nouée d’une corde, et se remit enroute.

Il faisait clair de lune.

Il arriva à un embranchement de deux cheminsoù se dressait une vieille croix de pierre. Sur le piédestal de lacroix on distinguait un carré blanc qui était vraisemblablement uneaffiche pareille à celle qu’il venait de lire. Il s’enapprocha.

– Où allez-vous ? lui dit une voix.

Il se retourna.

Un homme était là dans les haies, de hautetaille comme lui, vieux comme lui, comme lui en cheveux blancs, etplus en haillons encore que lui-même. Presque son pareil.

Cet homme s’appuyait sur un long bâton.

L’homme reprit :

– Je vous demande où vous allez ?

– D’abord où suis-je ? dit-il, avec uncalme presque hautain.

L’homme répondit :

– Vous êtes dans la seigneurie de Tanis, etj’en suis le mendiant, et vous en êtes le seigneur.

– Moi ?

– Oui, vous, monsieur le marquis deLantenac.

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