Quatre vingt-treize

PRÉLIMINAIRES

 

Gauvain de son côté mettait en ordrel’attaque. Il donnait ses dernières instructions à Cimourdain, qui,on s’en souvient, devait, sans prendre part à l’action, garder leplateau, et à Guéchamp qui devait rester en observation avec legros de l’armée dans le camp de la forêt. Il était entendu que nila batterie basse du bois ni la batterie haute du plateau netireraient, à moins qu’il n’y eût sortie ou tentative d’évasion.Gauvain se réservait le commandement de la colonne de brèche.

C’est là ce qui troublait Cimourdain.

Le soleil venait de se coucher.

Une tour en rase campagne ressemble à unnavire en pleine mer. Elle doit être attaquée de la même façon.C’est plutôt un abordage qu’un assaut. Pas de canon. Riend’inutile. À quoi bon canonner des murs de quinze piedsd’épaisseur ? Un trou dans le sabord, les uns qui le forcent,les autres qui le barrent, des haches, des couteaux, des pistolets,les poings et les dents. Telle est l’aventure.

Gauvain sentait qu’il n’y avait pas d’autremoyen d’enlever la Tourgue. Une attaque où l’on se voit le blancdes yeux, rien de plus meurtrier. Il connaissait le redoutableintérieur de la tour, y ayant été enfant.

Il songeait profondément.

Cependant, à quelques pas de lui, sonlieutenant, Guéchamp, une longue-vue à la main, examinait l’horizondu côté de Parigné. Tout à coup Guéchamp s’écria :

– Ah ! enfin.

Cette exclamation tira Gauvain de sarêverie.

– Qu’y a-t-il, Guéchamp ?

– Mon commandant, il y a que voicil’échelle.

– L’échelle de sauvetage ?

– Oui.

– Comment ? nous ne l’avions pasencore ?

– Non, commandant. Et j’étais inquiet.L’exprès que j’avais envoyé à Javené était revenu.

– Je le sais.

– Il avait annoncé qu’il avait trouvé à lacharpenterie de Javené l’échelle de la dimension voulue, qu’ill’avait réquisitionnée, qu’il avait fait mettre l’échelle sur unecharrette, qu’il avait requis une escorte de douze cavaliers, etqu’il avait vu partir pour Parigné la charrette, l’escorte etl’échelle. Sur quoi, il était revenu à franc étrier.

– Et nous avait fait ce rapport. Et il avaitajouté que la charrette, étant bien attelée et partie vers deuxheures du matin, serait ici avant le coucher du soleil. Je saistout cela. Eh bien ?

– Eh bien, mon commandant, le soleil vient dese coucher et la charrette qui apporte l’échelle n’est pas encorearrivée.

– Est-ce possible ? Mais il faut pourtantque nous attaquions. L’heure est venue. Si nous tardions, lesassiégés croiraient que nous reculons.

– Commandant, on peut attaquer.

– Mais l’échelle de sauvetage estnécessaire.

– Sans doute.

– Mais nous ne l’avons pas.

– Nous l’avons.

– Comment ?

– C’est ce qui m’a fait dire : Ah !enfin ! La charrette n’arrivait pas ; j’ai pris malongue-vue, et j’ai examiné la route de Parigné à la Tourgue, et,mon commandant, je suis content. La charrette est là-bas avecl’escorte ; elle descend une côte. Vous pouvez la voir.

Gauvain prit la longue-vue et regarda.

– En effet. La voici. Il ne fait plus assez dejour pour tout distinguer. Mais on voit l’escorte, c’est bien cela.Seulement l’escorte me paraît plus nombreuse que vous ne le disiez,Guéchamp.

– Et à moi aussi.

– Ils sont à environ un quart de lieue.

– Mon commandant, l’échelle de sauvetage seraici dans un quart d’heure.

– On peut attaquer.

C’était bien une charrette en effet quiarrivait, mais ce n’était pas celle qu’ils croyaient.

Gauvain, en se retournant, vit derrière lui lesergent Radoub, droit, les yeux baissés, dans l’attitude du salutmilitaire.

– Qu’est-ce, sergent Radoub ?

– Citoyen commandant, nous, les hommes dubataillon du Bonnet-Rouge, nous avons une grâce à vousdemander.

– Laquelle ?

– De nous faire tuer.

– Ah ! dit Gauvain.

– Voulez-vous avoir cette bonté ?

– Mais… c’est selon, dit Gauvain.

– Voici, commandant. Depuis l’affaire de Dol,vous nous ménagez. Nous sommes encore douze.

– Eh bien ?

– Ça nous humilie.

– Vous êtes la réserve.

– Nous aimons mieux être l’avant-garde.

– Mais j’ai besoin de vous pour décider lesuccès à la fin d’une action. Je vous conserve.

– Trop.

– C’est égal. Vous êtes dans la colonne. Vousmarchez.

– Derrière. C’est le droit de Paris de marcherdevant.

– J’y penserai, sergent Radoub.

– Pensez-y aujourd’hui, mon commandant. Voiciune occasion. Il va y avoir un rude croc-en-jambe à donner ou àrecevoir. Ce sera dru. La Tourgue brûlera les doigts de ceux qui ytoucheront. Nous demandons la faveur d’en être.

Le sergent s’interrompit, se tordit lamoustache, et reprit d’une voix altérée :

– Et puis, voyez-vous, mon commandant, danscette tour, il y a nos mômes. Nous avons là nos enfants, lesenfants du bataillon, nos trois enfants. Cette affreuse face deGribouille-mon-cul-te-baise, le nommé Brise-Bleu, le nommé Imânus,ce Gouge-le-Bruant, ce Bouge-le-Gruand, ce Fouge-le-Truand, cetonnerre de Dieu d’homme du diable, menace nos enfants. Nosenfants, nos mioches, mon commandant. Quand tous les tremblementss’en mêleraient, nous ne voulons pas qu’il leur arrive malheur.Entendez-vous ça, autorité ? Nous ne le voulons pas. Tantôt,j’ai profité de ce qu’on ne se battait pas, et je suis monté sur leplateau, et je les ai regardés par une fenêtre, oui, ils sontvraiment là, on peut les voir du bord du ravin, et je les ai vus,et je leur ai fait peur, à ces amours. Mon commandant, s’il tombeun seul cheveu de leurs petites caboches de chérubins, je le jure,mille noms de noms de tout ce qu’il y a de sacré, moi le sergentRadoub, je m’en prends à la carcasse du Père Éternel. Et voici ceque dit le bataillon : nous voulons que les mômes soientsauvés, ou être tous tués. C’est notre droit, ventraboumine !oui, tous tués. Et maintenant, salut et respect.

Gauvain tendit la main à Radoub, etdit :

– Vous êtes des braves. Vous serez de lacolonne d’attaque. Je vous partage en deux. Je mets six de vous àl’avant-garde, afin qu’on avance, et j’en mets six àl’arrière-garde, afin qu’on ne recule pas.

– Est-ce toujours moi qui commande lesdouze ?

– Certes.

– Alors, mon commandant, merci. Car je suis del’avant-garde.

Radoub refit le salut militaire et regagna lerang.

Gauvain tira sa montre, dit quelques mots àl’oreille de Guéchamp, et la colonne d’attaque commença à seformer.

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