Quatre vingt-treize

GAUVAIN PENSIF

 

Sa rêverie était insondable.

Un changement à vue inouï venait de sefaire.

Le marquis de Lantenac s’étaittransfiguré.

Gauvain avait été témoin de cettetransfiguration.

Jamais il n’aurait cru que de telles chosespussent résulter d’une complication d’incidents, quels qu’ilsfussent. Jamais il n’aurait, même en rêve, imaginé qu’il pûtarriver rien de pareil.

L’imprévu, cet on ne sait quoi de hautain quijoue avec l’homme, avait saisi Gauvain et le tenait.

Gauvain avait devant lui l’impossible devenuréel, visible, palpable, inévitable, inexorable.

Que pensait-il de cela, lui,Gauvain ?

Il ne s’agissait pas de tergiverser ; ilfallait conclure.

Une question lui était posée ; il nepouvait prendre la fuite devant elle.

Posée par qui ?

Par les événements.

Et pas seulement par les événements.

Car lorsque les événements, qui sontvariables, nous font une question, la justice, qui est immuable,nous somme de répondre.

Derrière le nuage, qui nous jette son ombre,il y a l’étoile, qui nous jette sa clarté.

Nous ne pouvons pas plus nous soustraire à laclarté qu’à l’ombre.

Gauvain subissait un interrogatoire.

Il comparaissait devant quelqu’un.

Devant quelqu’un de redoutable.

Sa conscience.

Gauvain sentait tout vaciller en lui. Sesrésolutions les plus solides, ses promesses les plus fermementfaites, ses décisions les plus irrévocables, tout cela chancelaitdans les profondeurs de sa volonté.

Il y a des tremblements d’âme.

Plus il réfléchissait à ce qu’il venait devoir, plus il était bouleversé.

Gauvain, républicain, croyait être, et était,dans l’absolu. Un absolu supérieur venait de se révéler.

Au-dessus de l’absolu révolutionnaire, il y al’absolu humain.

Ce qui se passait ne pouvait être éludé ;le fait était grave ; Gauvain faisait partie de ce fait ;il en était, il ne pouvait s’en retirer ; et, bien queCimourdain lui eût dit : – « Cela ne te regarde plus, » –il sentait en lui quelque chose comme ce qu’éprouve l’arbre aumoment où on l’arrache de sa racine.

Tout homme a une base ; un ébranlement àcette base cause un trouble profond ; Gauvain sentait cetrouble.

Il pressait sa tête dans ses deux mains, commepour en faire jaillir la vérité. Préciser une telle situationn’était pas facile ; rien de plus malaisé ; il avaitdevant lui de redoutables chiffres dont il fallait faire letotal ; faire l’addition de la destinée, quel vertige !il l’essayait ; il tâchait de se rendre compte ; ils’efforçait de rassembler ses idées, de discipliner les résistancesqu’il sentait en lui, et de récapituler les faits.

Il se les exposait à lui-même.

À qui n’est-il pas arrivé de se faire unrapport, et de s’interroger, dans une circonstance suprême, surl’itinéraire à suivre, soit pour avancer, soit pourreculer ?

Gauvain venait d’assister à un prodige.

En même temps que le combat terrestre, il yavait eu un combat céleste.

Le combat du bien contre le mal.

Un cœur effrayant venait d’être vaincu.

Étant donné l’homme avec tout ce qui estmauvais en lui, la violence, l’erreur, l’aveuglement, l’opiniâtretémalsaine, l’orgueil, l’égoïsme, Gauvain venait de voir unmiracle.

La victoire de l’humanité sur l’homme.

L’humanité avait vaincu l’inhumain.

Et par quel moyen ? de quellefaçon ? comment avait-elle terrassé un colosse de colère et dehaine ? quelles armes avait-elle employées ? quellemachine de guerre ? le berceau.

Un éblouissement venait de passer sur Gauvain.En pleine guerre sociale, en pleine conflagration de toutes lesinimitiés et de toutes les vengeances, au moment le plus obscur etle plus furieux du tumulte, à l’heure où le crime donnait toute saflamme et la haine toutes ses ténèbres, à cet instant des luttes oùtout devient projectile, où la mêlée est si funèbre qu’on ne saitplus où est le juste, où est l’honnête, où est le vrai ;brusquement, l’Inconnu, l’avertisseur mystérieux des âmes, venaitde faire resplendir, au-dessus des clartés et des noirceurshumaines, la grande lueur éternelle.

Au-dessus du sombre duel entre le faux et lerelatif, dans les profondeurs, la face de la vérité avait tout àcoup apparu.

Subitement la force des faibles étaitintervenue.

On avait vu trois pauvres êtres, à peine nés,inconscients, abandonnés, orphelins, seuls, bégayants, souriants,ayant contre eux la guerre civile, le talion, l’affreuse logiquedes représailles, le meurtre, le carnage, le fratricide, la rage,la rancune, toutes les gorgones, triompher ; on avait vul’avortement et la défaite d’un infâme incendie, chargé decommettre un crime ; on avait vu les préméditations atrocesdéconcertées et déjouées ; on avait vu l’antique férocitéféodale, le vieux dédain inexorable, la prétendue expérience desnécessités de la guerre, la raison d’État, tous les arrogantspartis pris de la vieillesse farouche, s’évanouir devant le bleuregard de ceux qui n’ont pas vécu ; et c’est tout simple, carcelui qui n’a pas vécu encore n’a pas fait le mal, il est lajustice, il est la vérité, il est la blancheur, et les immensesanges du ciel sont dans les petits enfants.

Spectacle utile ; conseil ;leçon ; les combattants frénétiques de la guerre sans merciavaient soudainement vu, en face de tous les forfaits, de tous lesattentats, de tous les fanatismes, de l’assassinat, de la vengeanceattisant les bûchers, de la mort arrivant une torche à la main,au-dessus de l’énorme légion des crimes, se dresser cettetoute-puissance, l’innocence.

Et l’innocence avait vaincu.

Et l’on pouvait dire : Non, la guerrecivile n’existe pas, la barbarie n’existe pas, la haine n’existepas, le crime n’existe pas, les ténèbres n’existent pas ; pourdissiper ces spectres, il suffit de cette aurore, l’enfance.

Jamais, dans aucun combat, Satan n’avait étéplus visible, ni Dieu.

Ce combat avait eu pour arène uneconscience.

La conscience de Lantenac.

Maintenant il recommençait, plus acharné etplus décisif encore peut-être, dans une autre conscience.

La conscience de Gauvain.

Quel champ de bataille que l’homme !

Nous sommes livrés à ces dieux, à cesmonstres, à ces géants, nos pensées.

Souvent ces belligérants terribles foulent auxpieds notre âme.

Gauvain méditait.

Le marquis de Lantenac, cerné, bloqué,condamné, mis hors la loi, serré, comme la bête dans le cirque,comme le clou dans la tenaille, enfermé dans son gîte devenu saprison, étreint de toutes parts par une muraille de fer et de feu,était parvenu à se dérober. Il avait fait ce miracle d’échapper. Ilavait réussi ce chef-d’œuvre, le plus difficile de tous dans unetelle guerre, la fuite. Il avait repris possession de la forêt pours’y retrancher, du pays pour y combattre, de l’ombre pour ydisparaître. Il était redevenu le redoutable allant et venant,l’errant sinistre, le capitaine des invisibles, le chef des hommessouterrains, le maître des bois. Gauvain avait la victoire, maisLantenac avait la liberté. Lantenac désormais avait la sécurité, lacourse illimitée devant lui, le choix inépuisable des asiles. Ilétait insaisissable, introuvable, inaccessible. Le lion avait étépris au piège, et il en était sorti.

Eh bien, il y était rentré.

Le marquis de Lantenac avait, volontairement,spontanément, de sa pleine préférence, quitté la forêt, l’ombre, lasécurité, la liberté, pour rentrer dans le plus effroyable péril,intrépidement, une première fois, Gauvain l’avait vu, en seprécipitant dans l’incendie au risque de s’y engouffrer, unedeuxième fois, en descendant cette échelle qui le rendait à sesennemis, et qui, échelle de sauvetage pour les autres, était pourlui échelle de perdition.

Et pourquoi avait-il fait cela ?

Pour sauver trois enfants.

Et maintenant qu’allait-on en faire de cethomme ?

Le guillotiner.

Ainsi, cet homme, pour trois enfants, lessiens ? non ; de sa famille ? non ; de sacaste ? non ; pour trois petits pauvres, les premiersvenus, des enfants trouvés, des inconnus, des déguenillés, desva-nu-pieds, ce gentilhomme, ce prince, ce vieillard, sauvé,délivré, vainqueur, car l’évasion est un triomphe, avait toutrisqué, tout compromis, tout remis en question, et, hautainement,en même temps qu’il rendait les enfants, il avait apporté sa tête,et cette tête, jusqu’alors terrible, maintenant auguste, il l’avaitofferte.

Et qu’allait-on faire ?

L’accepter.

Le marquis de Lantenac avait eu le choix entrela vie d’autrui et la sienne ; dans cette option superbe, ilavait choisi sa mort.

Et on allait la lui accorder.

On allait le tuer.

Quel salaire de l’héroïsme !

Répondre à un acte généreux par un actesauvage ! Donner ce dessous à la révolution ! Quelrapetissement pour la république !

Tandis que l’homme des préjugés et desservitudes, subitement transformé, rentrait dans l’humanité, eux,les hommes de la délivrance et de l’affranchissement, ilsresteraient dans la guerre civile, dans la routine du sang, dans lefratricide !

Et la haute loi divine de pardon,d’abnégation, de rédemption, de sacrifice, existerait pour lescombattants de l’erreur, et n’existerait pas pour les soldats de lavérité !

Quoi ! ne pas lutter demagnanimité ! se résigner à cette défaite, étant les plusforts, d’être les plus faibles, étant les victorieux, d’être lesmeurtriers, et de faire dire qu’il y a, du côté de la monarchie,ceux qui sauvent les enfants, et du côté de la république, ceux quituent les vieillards !

On verrait ce grand soldat, cet octogénairepuissant, ce combattant désarmé, volé plutôt que pris, saisi enpleine bonne action, garrotté avec sa permission, ayant encore aufront la sueur d’un dévouement grandiose, monter les marches del’échafaud comme on monte les degrés d’une apothéose ! Et l’onmettrait sous le couperet cette tête, autour de laquelle voleraientsuppliantes les trois âmes des petits anges sauvés ! et,devant ce supplice infamant pour les bourreaux, on verrait lesourire sur la face de cet homme, et sur la face de la républiquela rougeur !

Et cela s’accomplirait en présence de Gauvain,chef !

Et pouvant l’empêcher, ils’abstiendrait ! Et il se contenterait de ce congé altier, –cela ne te regarde plus ! – Et il ne se dirait pointqu’en pareil cas, abdication, c’est complicité ! Et il nes’apercevrait pas que, dans une action si énorme, entre celui quifait et celui qui laisse faire, celui qui laisse faire est le pire,étant le lâche !

Mais cette mort, ne l’avait-il paspromise ? lui, Gauvain, l’homme clément, n’avait-il pasdéclaré que Lantenac faisait exception à la clémence, et qu’illivrerait Lantenac à Cimourdain ?

Cette tête, il la devait. Eh bien, il lapayait. Voilà tout.

Mais était-ce bien la même tête ?

Jusqu’ici Gauvain n’avait vu dans Lantenac quele combattant barbare, le fanatique de royauté et de féodalité, lemassacreur de prisonniers, l’assassin déchaîné par la guerre,l’homme sanglant. Cet homme-là, il ne le craignait pas ; ceproscripteur, il le proscrirait ; cet implacable le trouveraitimplacable. Rien de plus simple, le chemin était tracé etlugubrement facile à suivre, tout était prévu, on tuera celui quitue, on était dans la ligne droite de l’horreur. Inopinément, cetteligne droite s’était rompue, un tournant imprévu révélait unhorizon nouveau, une métamorphose avait eu lieu. Un Lantenacinattendu entrait en scène. Un héros sortait du monstre ; plusqu’un héros, un homme. Plus qu’une âme, un cœur. Ce n’était plus untueur que Gauvain avait devant lui, mais un sauveur. Gauvain étaitterrassé par un flot de clarté céleste. Lantenac venait de lefrapper d’un coup de foudre de bonté.

Et Lantenac transfiguré ne transfigurerait pasGauvain ! Quoi ! ce coup de lumière serait sanscontre-coup ! L’homme du passé irait en avant, et l’homme del’avenir en arrière ! L’homme des barbaries et dessuperstitions ouvrirait des ailes subites, et planerait, etregarderait ramper sous lui, dans de la fange et dans de la nuit,l’homme de l’idéal ! Gauvain resterait à plat ventre dans lavieille ornière féroce, tandis que Lantenac irait dans le sublimecourir les aventures !

Autre chose encore.

Et la famille !

Ce sang qu’il allait répandre, – car lelaisser verser, c’est le verser soi-même, – est-ce que ce n’étaitpas son sang, à lui Gauvain ? Son grand-père était mort, maisson grand-oncle vivait ; et ce grand-oncle, c’était le marquisde Lantenac. Est-ce que celui des deux frères qui était dans letombeau ne se dresserait pas pour empêcher l’autre d’yentrer ? Est-ce qu’il n’ordonnerait pas à son petit-fils derespecter désormais cette couronne de cheveux blancs, sœur de sapropre auréole ? Est-ce qu’il n’y avait pas là, entre Gauvainet Lantenac, le regard indigné d’un spectre ?

Est-ce donc que la révolution avait pour butde dénaturer l’homme ? Est-ce pour briser la famille, est-cepour étouffer l’humanité, qu’elle était faite ? Loin de là.C’est pour affirmer ces réalités suprêmes, et non pour les nier,que 89 avait surgi. Renverser les bastilles, c’est délivrerl’humanité ; abolir la féodalité, c’est fonder la famille.L’auteur étant le point de départ de l’autorité, et l’autoritéétant incluse dans l’auteur, il n’y a point d’autre autorité que lapaternité ; de là la légitimité de la reine-abeille qui créeson peuple, et qui, étant mère, est reine ; de là l’absurditédu roi-homme, qui, n’étant pas le père, ne peut être lemaître ; de là la suppression du roi ; de là larépublique. Qu’est-ce que tout cela ? C’est la famille, c’estl’humanité, c’est la révolution. La révolution, c’est l’avènementdes peuples ; et, au fond, le Peuple, c’est l’Homme.

Il s’agissait de savoir si, quand Lantenacvenait de rentrer dans l’humanité, Gauvain, allait, lui, rentrerdans la famille.

Il s’agissait de savoir si l’oncle et le neveuallaient se rejoindre dans la lumière supérieure, ou bien si à unprogrès de l’oncle répondrait un recul du neveu.

La question, dans ce débat pathétique deGauvain avec sa conscience, arrivait à se poser ainsi, et lasolution semblait se dégager d’elle-même : sauverLantenac.

Oui, mais la France ?

Ici le vertigineux problème changeait de facebrusquement.

Quoi ! la France était aux abois !la France était livrée, ouverte, démantelée ! elle n’avaitplus de fossé, l’Allemagne passait le Rhin ; elle n’avait plusde muraille, l’Italie enjambait les Alpes et l’Espagne lesPyrénées. Il lui restait le grand abîme, l’Océan. Elle avait pourelle le gouffre. Elle pouvait s’y adosser, et, géante, appuyée àtoute la mer, combattre toute la terre. Situation, après tout,inexpugnable. Eh bien non, cette situation allait lui manquer. CetOcéan n’était plus à elle. Dans cet Océan, il y avait l’Angleterre.L’Angleterre, il est vrai, ne savait comment passer. Eh bien, unhomme allait lui jeter le pont, un homme allait lui tendre la main,un homme allait dire à Pitt, à Craig, à Cornwallis, à Dundas, auxpirates : venez ! un homme allait crier :Angleterre, prends la France ! Et cet homme était le marquisde Lantenac.

Cet homme, on le tenait. Après trois mois dechasse, de poursuite, d’acharnement, on l’avait enfin saisi. Lamain de la révolution venait de s’abattre sur le maudit ; lepoing crispé de 93 avait pris le meurtrier royaliste aucollet ; par un de ces effets de la préméditation mystérieusequi se mêle d’en haut aux choses humaines, c’était dans son proprecachot de famille que ce parricide attendait maintenant sonchâtiment ; l’homme féodal était dans l’oublietteféodale ; les pierres de son château se dressaient contre luiet se fermaient sur lui, et celui qui voulait livrer son pays étaitlivré par sa maison. Dieu avait visiblement édifié tout cela ;l’heure juste avait sonné ; la révolution avait faitprisonnier cet ennemi public ; il ne pouvait plus combattre,il ne pouvait plus lutter, il ne pouvait plus nuire ; danscette Vendée où il y avait tant de bras, il était le seulcerveau ; lui fini, la guerre civile était finie ; onl’avait ; dénouement tragique et heureux ; après tant demassacres et de carnages, il était là, l’homme qui avait tué, etc’était son tour de mourir.

Et il se trouverait quelqu’un pour lesauver !

Cimourdain, c’est-à-dire 93, tenait Lantenac,c’est-à-dire la monarchie, et il se trouverait quelqu’un pour ôterde cette serre de bronze cette proie ! Lantenac, l’homme enqui se concentrait cette gerbe de fléaux qu’on nomme le passé, lemarquis de Lantenac était dans la tombe, la lourde porte éternelles’était refermée sur lui, et quelqu’un viendrait, du dehors, tirerle verrou ! ce malfaiteur social était mort, et avec lui larévolte, la lutte fratricide, la guerre bestiale, et quelqu’un leressusciterait !

Oh ! comme cette tête de mortrirait !

Comme ce spectre dirait : c’est bon, mevoilà vivant, imbéciles !

Comme il se remettrait à son œuvrehideuse ! comme Lantenac se replongerait, implacable etjoyeux, dans le gouffre de haine et de guerre ! comme onreverrait, dès le lendemain, les maisons brûlées, les prisonniersmassacrés, les blessés achevés, les femmes fusillées !

Et après tout, cette action qui fascinaitGauvain, Gauvain ne se l’exagérait-il pas ?

Trois enfants étaient perdus ; Lantenacles avait sauvés.

Mais qui donc les avait perdus ?

N’était-ce pas Lantenac ?

Qui avait mis ces berceaux dans cetincendie ?

N’était-ce pas l’Imânus ?

Qu’était-ce que l’Imânus ?

Le lieutenant du marquis.

Le responsable, c’est le chef.

Donc l’incendiaire et l’assassin, c’étaitLantenac.

Qu’avait-il donc fait de siadmirable ?

Il n’avait point persisté, rien de plus.

Après avoir construit le crime, il avaitreculé devant. Il s’était fait horreur à lui-même. Le cri de lamère avait réveillé en lui ce fond de vieille pitié humaine, sortede dépôt de la vie universelle, qui est dans toutes les âmes, mêmeles plus fatales. À ce cri, il était revenu sur ses pas. De la nuitoù il s’enfonçait, il avait rétrogradé vers le jour. Après avoirfait le crime, il l’avait défait. Tout son mérite était ceci :n’avoir pas été un monstre jusqu’au bout.

Et pour si peu, lui rendre tout ! luirendre l’espace, les champs, les plaines, l’air, le jour, luirendre la forêt dont il userait pour le banditisme, lui rendre laliberté dont il userait pour la servitude, lui rendre la vie dontil userait pour la mort !

Quant à essayer de s’entendre avec lui, quantà vouloir traiter avec cette âme altière, quant à lui proposer sadélivrance sous condition, quant à lui demander s’il consentirait,moyennant la vie sauve, à s’abstenir désormais de toute hostilitéet de toute révolte ; quelle faute ce serait qu’une telleoffre, quel avantage on lui donnerait, à quel dédain on seheurterait, comme il souffletterait la question par laréponse ! comme il dirait : Gardez les hontes pour vous.Tuez-moi !

Rien à faire en effet avec cet homme, que letuer ou le délivrer. Cet homme était à pic. Il était toujours prêtà s’envoler ou à se sacrifier ; il était à lui-même son aigleet son précipice. Âme étrange.

Le tuer ? quelle anxiété ! ledélivrer ? quelle responsabilité !

Lantenac sauvé, tout serait à recommencer avecla Vendée comme avec l’hydre tant que la tête n’est pas coupée. Enun clin d’œil, et avec une course de météore, toute la flamme,éteinte par la disparition de cet homme, se rallumerait. Lantenacne se reposerait pas tant qu’il n’aurait point réalisé ce planexécrable, poser, comme un couvercle de tombe, la monarchie sur larépublique et l’Angleterre sur la France. Sauver Lantenac, c’étaitsacrifier la France ; la vie de Lantenac, c’était la mortd’une foule d’êtres innocents, hommes, femmes, enfants, repris parla guerre domestique ; c’était le débarquement des Anglais, lerecul de la révolution, les villes saccagées, le peuple déchiré, laBretagne sanglante, la proie rendue à la griffe. Et Gauvain, aumilieu de toutes sortes de lueurs incertaines et de clartés en senscontraires, voyait vaguement s’ébaucher dans sa rêverie et se poserdevant lui ce problème : la mise en liberté du tigre.

Et puis, la question reparaissait sous sonpremier aspect ; la pierre de Sisyphe, qui n’est pas autrechose que la querelle de l’homme avec lui-même, retombait :Lantenac, était-ce donc le tigre ?

Peut-être l’avait-il été ; maisl’était-il encore ? Gauvain subissait ces spiralesvertigineuses de l’esprit revenant sur lui-même, qui font la penséepareille à la couleuvre. Décidément, même après examen, pouvait-onnier le dévouement de Lantenac, son abnégation stoïque, sondésintéressement superbe ? Quoi ! en présence de toutesles gueules de la guerre civile ouvertes, attesterl’humanité ! quoi ! dans le conflit des véritésinférieures, apporter la vérité supérieure ! quoi !prouver qu’au-dessus des royautés, au-dessus des révolutions,au-dessus des questions terrestres, il y a l’immenseattendrissement de l’âme humaine, la protection due aux faibles parles forts, le salut dû à ceux qui sont perdus par ceux qui sontsauvés, la paternité due à tous les enfants par tous lesvieillards ! Prouver ces choses magnifiques, et les prouverpar le don de sa tête ! quoi, être un général et renoncer à lastratégie, à la bataille, à la revanche ! quoi, être unroyaliste, prendre une balance, mettre dans un plateau le roi deFrance, une monarchie de quinze siècles, les vieilles lois àrétablir, l’antique société à restaurer, et dans l’autre, troispetits paysans quelconques, et trouver le roi, le trône, le sceptreet les quinze siècles de monarchie légers, pesés à ce poids detrois innocences ! quoi ! tout cela ne serait rien !quoi ! celui qui a fait cela resterait le tigre et devraitêtre traité en bête fauve ! non ! non ! non !ce n’était pas un monstre l’homme qui venait d’illuminer de laclarté d’une action divine le précipice des guerres civiles !le porte-glaive s’était métamorphosé en porte-lumière. L’infernalSatan était redevenu le Lucifer céleste. Lantenac s’était rachetéde toutes ses barbaries par un acte de sacrifice ; en seperdant matériellement il s’était sauvé moralement ; ils’était refait innocent ; il avait signé sa propre grâce.Est-ce que le droit de se pardonner à soi-même n’existe pas ?Désormais il était vénérable.

Lantenac venait d’être extraordinaire. C’étaitmaintenant le tour de Gauvain.

Gauvain était chargé de lui donner laréplique.

La lutte des passions bonnes et des passionsmauvaises faisait en ce moment sur le monde le chaos ;Lantenac, dominant ce chaos, venait d’en dégager l’humanité ;c’était à Gauvain maintenant d’en dégager la famille.

Qu’allait-il faire ?

Gauvain allait-il tromper la confiance deDieu ?

Non. Et il balbutiait en lui-même : –Sauvons Lantenac.

Alors c’est bien. Va, fais les affaires desAnglais. Déserte. Passe à l’ennemi. Sauve Lantenac et trahis laFrance.

Et il frémissait.

Ta solution n’en est pas une, ô songeur !– Gauvain voyait dans l’ombre le sinistre sourire du sphinx.

Cette situation était une sorte de carrefourredoutable où les vérités combattantes venaient aboutir et seconfronter, et où se regardaient fixement les trois idées suprêmesde l’homme, l’humanité, la famille, la patrie.

Chacune de ces voix prenait à son tour laparole, et chacune à son tour disait vrai. Comment choisir ?chacune à son tour semblait trouver le joint de sagesse et dejustice, et disait : Fais cela. Était-ce cela qu’il fallaitfaire ? Oui. Non. Le raisonnement disait une chose ; lesentiment en disait une autre ; les deux conseils étaientcontraires. Le raisonnement n’est que la raison ; le sentimentest souvent la conscience ; l’un vient de l’homme, l’autre deplus haut.

C’est ce qui fait que le sentiment a moins declarté et plus de puissance.

Quelle force pourtant dans la raisonsévère !

Gauvain hésitait.

Perplexités farouches.

Deux abîmes s’ouvraient devant Gauvain. Perdrele marquis ? ou le sauver ? Il fallait se précipiter dansl’un ou dans l’autre.

Lequel de ces deux gouffres était ledevoir ?

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