Quatre vingt-treize

ÉCHAPPE-T-IL ?

 

Quelques instants après, un de ces petitscanots qu’on appelle you-yous et qui sont spécialement affectés auservice des capitaines s’éloignait du navire. Dans ce canot, il yavait deux hommes, le vieux passager qui était à l’arrière, et lematelot « de bonne volonté » qui était à l’avant. La nuitétait encore très obscure. Le matelot, conformément aux indicationsdu capitaine, ramait vigoureusement dans la direction desMinquiers. Aucune autre issue n’était d’ailleurs possible.

On avait jeté au fond du canot quelquesprovisions, un sac de biscuits, une langue de bœuf fumée et unbaril d’eau.

Au moment où le you-you prit la mer, LaVieuville, goguenard devant le gouffre, se pencha par-dessusl’étambot du gouvernail de la corvette, et ricana cet adieu aucanot :

– C’est bon pour s’échapper, et excellent pourse noyer.

– Monsieur, dit le pilote, ne rions plus.

L’écart se fit vite et il y eut promptementbonne distance entre la corvette et le canot. Le vent et le flotétaient d’accord avec le rameur, et la petite barque fuyaitrapidement, ondulant dans le crépuscule et cachée par les grandsplis des vagues.

Il y avait sur la mer on ne sait quelle sombreattente.

Tout à coup, dans ce vaste et tumultueuxsilence de l’océan, il s’éleva une voix qui, grossie par leporte-voix comme par le masque d’airain de la tragédie antique,semblait presque surhumaine.

C’était le capitaine Boisberthelot qui prenaitla parole.

– Marins du roi, cria-t-il, clouez le pavillonblanc au grand mât. Nous allons voir se lever notre derniersoleil.

Et un coup de canon partit de la corvette.

– Vive le roi ! cria l’équipage.

Alors on entendit au fond de l’horizon unautre cri, immense, lointain, confus, distinct pourtant :

– Vive la République !

Et un bruit pareil au bruit de trois centsfoudres éclata dans les profondeurs de l’océan.

La lutte commençait.

La mer se couvrit de fumée et de feu.

Les jets d’écume que font les boulets entombant dans l’eau piquèrent les vagues de tous les côtés.

La Claymore se mit à cracher de laflamme sur les huit navires. En même temps toute l’escadre groupéeen demi-lune autour de la Claymore faisait feu de toutesses batteries. L’horizon s’incendia. On eût dit un volcan qui sortde la mer. Le vent tordait cette immense pourpre de la bataille oùles navires apparaissaient et disparaissaient comme des spectres.Au premier plan, le squelette noir de la corvette se dessinait surce fond rouge.

On distinguait à la pointe du grand mât lepavillon fleurdelysé.

Les deux hommes qui étaient dans le canot setaisaient.

Le bas-fond triangulaire des Minquiers, sortede trinacrie sous-marine, est plus vaste que l’île entière deJersey ; la mer le couvre ; il a pour point culminant unplateau qui émerge des plus hautes marées et duquel se détachent aunord-est six puissants rochers rangés en droite ligne, qui fontl’effet d’une grande muraille écroulée çà et là. Le détroit entrele plateau et les six écueils n’est praticable qu’aux barques d’untrès faible tirant d’eau. Au delà de ce détroit, on trouve lelarge.

Le matelot qui s’était chargé du sauvetage ducanot engagea l’embarcation dans le détroit. De cette façon ilmettait les Minquiers entre la bataille et le canot. Il nagea avecadresse dans l’étroit chenal, évitant les récifs à bâbord comme àtribord ; les rochers maintenant masquaient la bataille. Lalueur de l’horizon et le fracas furieux de la canonnadecommençaient à décroître, à cause de la distance quiaugmentait ; mais, à la continuité des détonations, on pouvaitcomprendre que la corvette tenait bon et qu’elle voulait épuiser,jusqu’à la dernière, ses cent quatre-vingt-onze bordées.

Bientôt, le canot se trouva dans une eaulibre, hors de l’écueil, hors de la bataille, hors de la portée desprojectiles.

Peu à peu le modelé de la mer devenait moinssombre, les luisants brusquement noyés de noirceurss’élargissaient, les écumes compliquées se brisaient en jets delumière, des blancheurs flottaient sur les méplats des vagues. Lejour parut.

Le canot était hors de l’atteinte del’ennemi ; mais le plus difficile restait à faire. Le canotétait sauvé de la mitraille, mais non du naufrage. Il était enhaute mer, coque imperceptible, sans pont, sans voile, sans mât,sans boussole, n’ayant de ressource que la rame, en présence del’océan et de l’ouragan, atome à la merci des colosses.

Alors, dans cette immensité, dans cettesolitude, levant sa face que blêmissait le matin, l’homme qui étaità l’avant du canot regarda fixement l’homme qui était à l’arrièreet lui dit :

– Je suis le frère de celui que vous avez faitfusiller.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer