La Femme immortelle

Chapitre 11

 

 

Il fallait tout le caractère aventureux demonseigneur Philippe d’Orléans, régent de France pour qu’il osâts’embarquer ainsi, à la merci de deux hommes masqués, et encompagnie d’un seul gentilhomme qu’il honorait de son amitié, ilest vrai, mais qu’il n’avait pas vu depuis trois mois et quipouvait fort bien être passé à l’ennemi.

Or l’ennemi du Régent, c’était l’Espagned’abord, c’étaient ensuite le duc et la duchesse du Maine quiconspiraient nuit et jour, c’étaient tous les princes légitimes oulégitimés qui avaient, eux aussi, rêvé la Régence.

La conspiration Cellamare déjouée au derniermoment était de date récente ; et il pouvait fort bien sefaire que le chevalier d’Esparron eût l’audace de vouloir enleverle duc d’Orléans.

Celui-ci même en eut un moment l’idée, et ildit au chevalier.

– Dis-donc, d’Esparron, tu ne t’es pasfait recevoir, au moins, de l’ordre de la Mouche à miel ?

– Dont madame la duchesse du Maine estgrande-maîtresse ?

– Précisément.

– Non, monseigneur.

– Tu n’as pas d’or espagnol dans tapoche ?

– Non, monseigneur.

– Alors, tu m’es toujoursdévoué ?

– Tout mon sang est à Votre Altesseroyale.

L’accent de franchise du chevalier fitévanouir le soupçon qui, un moment, avait traversé l’esprit dePhilippe d’Orléans.

Le prince et le chevalier s’étaient assis àl’arrière de la barque.

Les deux mariniers nageaientvigoureusement.

– Chez elle.

– Ah ça ! où me conduis-tu ?demanda le Régent. Est-ce loin ?

– Non, monseigneur. Mais vous serez lepremier homme qui sera entré les yeux ouverts.

– Ah bah !

– Moi, j’ai eu les yeux bandés.

– Tu vois bien que les histoires du vieuxmarquis de la Roche-Maubert ont du vrai ?

– Oui et non, monseigneur.

– Singulière réponse !

– Monseigneur, répondit le chevalierd’Esparron avec gravité, si vous me dites que la femme dont jeparle s’entoure de mystère, de merveilleux, d’appareils de magie etde sorcellerie, je répondrai à Votre Altesse qu’elle a raison.

– Ah ! tu en conviens ?

– Mais si Votre Altesse croit le marquisde la Roche-Maubert, quand il vient de dire que cette femme est unegoule et qu’elle s’abreuve de sang humain, Votre Altesse setrompe.

– Mais enfin, mon bel ami, reprit leRégent, le marquis a été saigné à blanc dans sa jeunesse.

– Peuh ! fit d’Esparron.

– Et toi-même tu as au cou…

Le petit gentilhomme provençal eut lahardiesse d’interrompre le Régent.

– Monseigneur, dit-il, je suis lié par unserment, je ne puis rien dire à Votre Altesse, mais elle,celle que nous allons voir, dira tout ; et alors Votre Altessecomprendra une foule de choses qui sont du grimoire en ce moment,et qui deviendront claires et limpides comme de l’eau de roche.

Le Régent aimait trop le merveilleux, pour nese point accommoder provisoirement de cette réponse.

– Soit, dit-il, j’attendrai.

– Monseigneur, reprit d’Esparron,elle et moi avons une foi si aveugle en Votre Altesse, queje ne vous ai même pas demandé un serment.

– Lequel ?

– Celui de ne révéler à personne lechemin que vous prenez en ce moment.

– Qu’à cela ne tienne, je te jure de n’enpoint parler, mon mignon.

La barque, en effet, courait rapidement.

Cependant elle ne s’en allait point au fil del’eau. Tout au contraire, elle remontait le courant, et, aprèsavoir passé sous le pont au Change, elle longeait maintenant laCité, laissant sur sa droite les tours de l’église Notre-Dame.

La nuit était brumeuse, du reste, il n’y avaitau ciel ni étoiles ni lune, et un fanal placé à l’avant de labarque, enfermait le Régent dans un cercle de lumière au delàduquel tout était ténèbres, ce qui ne lui permettait guère desavoir au juste quelle route il suivait.

La barque contourna ainsi l’extrémitéorientale de la Cité, le terre-plain, comme on disait, et entradans le petit bras de la Seine.

Alors, par une habile et rapide manœuvre, lesbateliers virèrent si subitement de bord, que le Régent ne s’enaperçut pas.

Mais, au lieu de continuer à remonter lecourant, la barque descendit au fil de l’eau avec une rapiditévertigineuse.

Les édifices de la Cité, les toursgigantesques de Notre-Dame se trouvaient maintenant à gauche, et leRégent ne put se rendre compte de ce changement.

D’Esparron reprit :

– Monseigneur, jusqu’à présent notrevoyage ressemble tout à fait, n’est-ce pas ? à celui du vieuxmarquis de la Roche-Maubert.

– En effet, la barque mystérieuse, lesbateliers masqués, tout y est, dit le Régent.

– Mais Votre Altesse va constater unelégère différence tout à l’heure.

– Ah !

– Autrefois, les bateliers sautaient surla berge, amarraient leur embarcation, le personnage qu’ilsamenaient les yeux bandés mettait pied à terre ; on le prenaitpar la main…

– Eh bien, ne sera-ce point ainsi, cettefois ?

– Non, monseigneur.

– Qu’arrivera-t-il donc ?

– Votre Altesse arrivera en bateau dansla maison.

– Comment cela ?

– Votre Altesse va voir…

La barque avait passé sous le pontSaint-Michel, côtoyait la place Maubert et se dirigeait maintenantvers le pont Neuf.

Tout à coup elle effleura une maison enfuméeet noire dont les assises plongeaient dans l’eau.

Alors l’un des bateliers se dressa, saisit unechaîne qui pendait au long des murs et la barque s’arrêta unmoment.

En même temps le fanal s’éteignit.

Puis il sembla au Régent qu’un tourbillon secreusait sous lui ; la barque tournoya, s’enfonça, le cieldisparut, et monseigneur Philippe d’Orléans se sentit entraîné avecune rapidité vertigineuse dans un canal souterrain, à travers desténèbres opaques.

– Ah ! ça, mais c’est en enfer quetu me conduis ? s’écria le Régent.

– Peut-être, répondit d’Esparron enriant.

Et la barque poursuivit son étrange voyage àtravers cet abîme inconnu qui venait de s’ouvrir devant elle.

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