La Femme immortelle

Chapitre 21

 

 

– À partir de ce moment où le princemargrave avait offert son sang pour de l’argent à la femme masquéejusqu’à celui où mon père les vit en présence dans le laboratoired’alchimie, il ne le sut jamais positivement.

« Mais il put le deviner par la suite.

« Le prince avait exercé tout à coup sur cettefemme une mystérieuse fascination.

« L’avait-elle emmené ? C’estprobable.

« Quand le prince et mon père vinrents’installer rue de l’Hirondelle, elle l’aimait déjà passionnément,follement, et l’avait associé à sa fortune.

« Or, cette fortune consistait dans le secretque possédait cette singulière créature de faire de l’or.

« Un or vrai, pur, de bon aloi, et que tousles orfèvres de Paris avaient contrôlé sans hésiter.

« Cependant elle n’avait point révélé sonsecret tout entier.

« Le prince savait qu’il fallait du cuivre, duplomb, de l’étain, que ces trois métaux, mis en fusion dans uncreuset, étaient additionnés d’une poudre mystérieuse qui leurservait de liaison ; mais il ne savait ni le nom de cettepoudre, ni le moyen de se la procurer.

« Les trois métaux réunis devenaient, aprèstrente-six heures de fusion, un seul et même bloc d’apparence bruneet presque noirâtre.

« Il s’agissait alors de le clarifier.

« Pour cela, on le jetait tout brûlant dans unbain de sang de mouton ou de taureau, dans lequel on avait mélangédu sang humain pour un dixième environ.

« Or, sauf celui de la poudre mystérieuse, lafille alchimiste avait livré tous les autres secrets au prince,pour qui son amour était arrivé au paroxysme de la folie et dudélire.

« Ainsi, au bout de huit jours, le princesavait que cette femme à laquelle il donnait le nom de Janine,poursuivait un plus noble but que celui d’avoir de l’or. Il lui enfallait beaucoup, elle voulait arriver à posséder des trésorsimmenses, mais pourquoi ?

« Pour venger sa race persécutée et proscritedurant un siècle, et frapper des ennemis puissants.

« Le prince savait encore que pour se procurerce sang humain, Janine avait souvent à lutter contre desdifficultés inouïes.

« On ne trouvait pas toujours des hommes debonne volonté qui vendissent leur sang.

« Jusqu’au jour où elle rencontra le prince,Janine avait fait honnêtement ce métier, et la pensée d’un crime nelui était jamais venue.

« Mais le prince, je vous l’ai dit, exerça surelle une puissance irrésistible, une domination tellement fatale,qu’elle lui obéit aveuglément.

« Jusqu’alors, elle avait fabriquée pour cinqou six mille livres d’or par mois.

« Cet or fabriqué, elle en faisait deuxparts : l’une allait grossir la masse de ce trésor mystérieuxqu’elle amassait pour sa vengeance.

« L’autre servait aux prodigalités duprince.

« Car, ne croyez pas, monsieur le marquis,reprit l’intendant Conrad, après quelques minutes de repos, necroyez pas que le prince se soit enseveli tout vivant dans lelaboratoire de Janine.

« Pendant un an, le prince, devenu riche toutà coup, éblouit Paris et Versailles de son luxe, se lia avec lebaron de V… et le comte d’Auvergne, deux mauvais sujets, et, tandisque Janine travaillait pour lui, il se livra à tous lesplaisirs.

« Janine, je vous l’ai dit, l’aimait avecfurie.

« Le prince lui dit un jour :

« – Il me faut de l’or, beaucoup plus d’or quece que tu m’en donnes.

« – Je n’en puis faire, cependant, qu’unecertaine quantité, répondit-elle.

« – Pourquoi ?

« – Mais parce que c’est le sang humain quinous manque.

« – N’est-ce que cela ? dit le prince enriant.

« À partir de ce jour, il se passa des choseshorribles dans la maison de la rue de l’Hirondelle.

« On entendit de sourdes rumeurs dansParis ; il fut question d’hommes disparus, d’enfants enlevés,de cadavres qu’on retrouvait dans les filets de Saint-Cloud et quiparaissaient avoir été saignés comme des porcs.

« Le roi reçut des plaintes, ordonna desenquêtes, mais la police ne découvrit rien.

« Le comte d’Auvergne, qui était prince dusang, protégea mystérieusement les égorgeurs.

« Et Janine faisait de l’or, beaucoupd’or.

« Alors le prince, qui ne l’aimait plus, luidit encore :

« – Quand on est aussi belle que toi, on a dusang tant qu’on en veut.

« Et Janine, dès lors, joua le rôle de gouleet de vampire, obéissant comme une esclave aux volontés de cethomme qui lui prenait son or et la forçait à vendre sonhonneur.

« Cependant, au milieu de cette folie, Janineconservait une lueur de raison.

« Elle ne voulait pas livrer le secret de lapoudre mystérieuse qui opérait, en se dissolvant dans le creuset,le mélange des métaux et les transformait en or.

« – Ce secret n’est pas à moi,disait-elle ; on me l’a transmis et je dois le transmettrefidèlement à une personne qui n’est point à Paris, que je n’ai mêmejamais vue, mais qui est du même sang que moi, et qui continueraitmon œuvre, s’il m’arrivait malheur quelque jour.

« Janine ne voulait pas non plus livrer auprince la clef qu’elle portait jour et nuit à son cou.

« Cette clef était celle d’un coffre en acierde proportions colossales, qui était enfoui dans les caves de lamaison de la rue de l’Hirondelle.

« L’or amoncelé par Janine pour son œuvre devengeance l’emplissait.

« – Non, disait-elle, prends ce que je tedonne, mais laisse-moi poursuivre mon œuvre.

« Et le prince avait employé vainement lesmenaces et les prières.

« Janine restait inébranlable.

« Un jour, le prince dit à mon père :

« – Si nous avions ce que contient le coffred’acier, nous nous en retournerions en Allemagne.

« Je rachèterais ma principauté et tu seraismon premier ministre.

Ici le narrateur s’interrompitencore :

– Mille pardons, monsieur le marquis,dit-il, de vous avoir donné d’aussi longs détails, mais il fautbien que vous sachiez comment le prince margrave vous doit, enréalité, son immense fortune.

– Continuez, dit le marquis de laRoche-Maubert, qui écoutait avidement le récit de Conradl’intendant.

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