La Femme immortelle

Chapitre 10

 

 

La Bayonnaise était quelque peubouleversée.

Le chevalier de Castirac, son protecteur dehasard, n’était plus qu’un homme ivre-mort, dont elle ne pouvaitattendre aucun secours.

Le margrave, son futur époux, se trouvait dansle même cas, et elle se voyait à la merci de la terriblegouvernante.

Son premier mouvement fut donc un mouvement decrainte, puis elle éprouva comme un besoin instinctif de sedéfendre, et un couteau qu’elle saisit sur la table lui devint unearme dans la main.

Mais Madame Edwige avait aux lèvres un sourirequi excluait toute idée de violence, et Jeanne se trouva subitementrassurée.

La mégère s’approcha d’un air respectueux etpresque timide, et dit :

– Ne vous effrayez pas, ma belledemoiselle, de ce qui vient d’arriver. Le margrave, dans un accèsd’humeur, a refusé les services de son intendant, et c’est un pagequi a fait tout le mal.

Heureusement le mal n’est pas grand.

Jeanne regardait tour à tour ces deux corpsinertes qui ronflaient sous la table.

Madame Edwige reprit :

– Le margrave, que vous allez épouser,est très vieux, et vous serez bientôt veuve. Il n’a conservé uneapparence de jeunesse qu’à la condition de prendre chaque soir unverre de ce vin qu’il vient de boire et qui le plonge dans unsommeil profond, qui dure parfois vingt-quatre heures.

Le page, que Conrad l’intendant n’avait pointprévenu, a apporté le breuvage accoutumé, et dont il ignoraitl’influence.

Le margrave a bu, ne sachant pas que le vinavait été mélangé de narcotique, et c’est ce qui explique lamésaventure advenue à M. le chevalier, votre frère, qui lui afait raison. Vous comprenez maintenant, n’est-ce pas ? achevamadame Edwige.

Néanmoins, la défiance de la Bayonnaisen’était point désarmée.

– Oh ! fit madame Edwige devinant sapensée, je sais bien que vous n’avez pas confiance en moi, et encela vous avez raison, du moins en apparence, car j’ai essayé devous nuire. Mais je vais vous en dire le motif.

Sur ces mots, elle prit la main de laBayonnaise et poursuivit :

– J’avais une protégée, une femme fortbelle, moins belle que vous cependant, et qui aspirait à devenirprincesse. C’est pour cela que j’avais imaginé la glaceenlaidissante et j’espérais bien que ma protégée, qui n’arrivera àParis que demain, surviendrait à temps pour s’emparer du cœur demon maître.

« Il faut vous dire, ajouta madame Edwige enclignant de l’œil, que ma protection n’était pas désintéressée.

« Il était convenu que si ma protégée devenaitprincesse, elle nous donnerait, à mon mari et à moi, cent millelivres avec lesquelles nous nous en irions tous les deux vivretranquilles dans notre pays.

« Voulez-vous me promettre cette somme, et jevous suis toute dévouée ?

La proposition de madame Edwige paraissait sipleine de franchise que Jeanne s’y laissa prendre.

– Soit, dit-elle, je vous promets que sij’épouse le margrave, vous aurez vos cent mille livres.

– Vous l’épouserez, dit madameEdwige.

Et, baisant la main de la Bayonnaise, elleajouta :

– Maintenant, je suis votre alliée et jevous reconnais pour ma maîtresse.

Sur ces mots, elle se dirigea vers un cordonde sonnette et le secoua.

Aussitôt une porte s’ouvrit et deux femmesparurent.

Deux camérières, vives, lestes etpimpantes.

– Voici vos femmes de chambre, dit madameEdwige ; elles vont vous conduire à votre appartement.

La Bayonnaise se demandait si elle n’était pasle jouet de quelque rêve, et si tout cela était bien réel.

Elle suivit les deux camérières.

Elles ouvrirent une seconde porte, et Jeannese trouva au seuil d’un véritable petit palais, ou plutôt d’unechambre à coucher qui paraissait avoir été disposée pour unereine.

De riches vêtements étaient étalés sur lelit.

Une baignoire parfumée l’attendait.

Mais Jeanne étaient de ces femmes qui, néessur le fumier, semblent faites pour les grandeurs.

Elle se laissa baigner, parfumer, revêtir d’unsomptueux vêtement de nuit, et se coucha sur une moelleuseottomane. Après quoi, elle congédia les deux soubrettes, leurrecommandant toutefois de la venir éveiller de bonne heure lelendemain, et de lui amener son frère, le chevalier de Castirac,aussitôt qu’il sortirait de son ivresse.

Elle n’avait point voulu se mettre au lit toutd’abord.

Elle éprouvait le besoin de réfléchir un peu,de retrouver tout son calme, toute sa présence d’esprit, et, enoutre, de jouir, par le regard, de toutes ces richesses quil’entouraient.

– Évidemment, se disait-elle, on m’aconduite dans la chambre de la mariée, dans celle que doit occuperla femme future du margrave.

Or, puisque j’ai déjà la chambre, il seradifficile de m’en déposséder, ou alors je deviendrais sotte, laideet bossue, en quelques minutes, ce qui ne saurait arriver que parun miracle, et ce miracle, j’en suis bien sûre, ne se fera pas.

Cependant, au milieu de sa joie, Jeanne laBayonnaise éprouvait un certain malaise.

Si elle n’avait absorbé aucun narcotique, dumoins avait-elle bu des vins quelque peu capiteux, et quelqueeffort qu’elle fît pour demeurer éveillée, elle sentit peu à peuses paupières s’alourdir.

Néanmoins, elle luttait encore contre lesommeil, lorsqu’un léger bruit la fit tressaillir.

De paresseusement allongée qu’elle était surl’ottomane, elle se leva tout à coup.

Le bruit persistait.

C’étaient de petits coups discrets qu’onfrappait à la porte.

Elle crut que c’était madame Edwige et elledit :

– Entrez !

Mais une voix qu’elle ne put reconnaîtrerépondit :

– C’est impossible ! la porte estfermée.

Alors Jeanne se souvint qu’après le départ descamérières elle avait poussé le verrou.

Elle se leva donc pour aller ouvrir.

Cependant, avant de tirer les verroux[7], elle demanda :

– Qui êtes-vous et que mevoulez-vous ?

– Ouvrez…, répéta la voix, qui perdaitson timbre ordinaire et sa sonorité en passant au travers de laporte. Je suis un ami…

À tout hasard, Jeanne ouvrit.

Mais à peine la porte se fut-elleentre-bâillée que la Bayonnaise jeta un cri.

Elle avait devant elle le sergent Lafolie, sonpremier amoureux.

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