La Femme immortelle

Chapitre 39

 

 

Une seule chose eût pu confirmer au margravela réalité des événements de la nuit.

C’était l’extrême faiblesse où il setrouvait.

Mais il la mit sur le compte du hatchis.

Et puis madame Edwige lui donna une boissonréconfortante et insista pour qu’il se levât et procédât à satoilette.

Madame Edwige était la seule personne de samaison qui l’eût suivi dans la retraite mystérieuse de Fatma.

Aussi le vieillard à la barbe blanche et lesnégrillons qui composaient la domesticité de la belle Turque,vinrent-ils se mettre à ses ordres.

Avec leur aide, le margrave redevenu amoureuxde Fatma, tout en soupirant et se disant qu’il était bien fâcheuxqu’il n’eût pas réellement vu Janine et que cette immortalité etcette jeunesse promises ne fussent qu’un rêve, – avec leur aide, lemargrave, disons-nous, s’habilla.

On le mit d’abord au bain, on le lava avec desessences embaumées, on lui teignit ses cheveux et sa barbe, comme àl’ordinaire ; son corps voûté fut emprisonné dans uncorset ; les rides de son front disparurent sous des enduitscouleur de chair, et enfin on le revêtit de splendides habits degala arrivés par les soins de madame Edwige.

Quand il fut ainsi transformé, le prince vitreparaître Fatma et madame Edwige.

La belle Turque était éblouissante dejeunesse, et son riche costume oriental, ses lourds bracelets d’orenrichis de perles et de pierreries, ses diamants gros comme desœufs de pigeons qu’elle portait aux oreilles, et le saphirmonstrueux qui attachait la plume de son petit fez de velours bleu,attestaient son opulence et les trésors vantés par madameEdwige.

– Eh bien, dit-elle au prince,voulez-vous toujours m’épouser ?

– En doutez-vous ? dit-il enfléchissant un genou devant elle et en lui baisant la main.

– M’aimerez-vous ?

– De toute mon âme, répondit-il avecfeu.

– Et me parlerez-vous plus deJanine ?

– Jamais.

– Eh bien ! dit Fatma, c’estaujourd’hui le jour de notre union, et le prêtre qui doit laconsacrer nous attend à la mosquée.

– Comment ! dit le margrave, il y aune mosquée à Paris ?

– Dans cette maison même.

Et Fatma frappa sur un timbre.

Alors le margrave crut que les bizarresfièvres du hatchis recommençaient.

Au coup sec frappé sur le timbre, le murs’ouvrit, se sépara en deux, et ces deux morceaux passèrent l’un àdroite l’autre à gauche, comme des décors de théâtre qui rentrentdans la coulisse au coup de baguette de cet enchanteur modernequ’on appelle le machiniste, et la mosquée apparut.

Une mosquée en miniature.

Le margrave vit une sorte de temple ovale,avec ses murs couverts d’arabesques et d’inscriptions tirées duCoran.

Au milieu était une sorte de colonne à hauteurd’appui, recouverte d’un drap rouge à franges d’or.

Sur cette colonne était ouvert un livre, leCoran.

Auprès se tenait un vieillard à longuebarbe.

C’était le muezzin.

– Déchaussez-vous, dit Fatma, car on doitentrer pieds nus dans le temple d’Allah.

Deux négrillons se chargèrent de tirer lesbottes au margrave qui faisait cette réflexion :

– Un mariage turc ne saurait engager àrien un chrétien. Vraiment cette belle fille est naïve au possible.Si elle m’ennuie, je la répudierai comme une fille d’Opéra. Puis illui offrit galamment la main et la conduisit pieds nus auprès del’autel.

Le muezzin leur lut en arabe deux ou troispages du Coran, jeta un voile de lin sur eux, étendit les mainsvers l’Orient d’abord, ensuite vers l’Occident et leur fit signequ’ils pouvaient se retirer.

Le margrave était marié, et la belle Fatmaétait devenue princesse de Lansbourg-Nassau.

Alors les murs se refermèrent d’un côté pours’entr’ouvrir d’un autre.

Tandis que la mosquée disparaissait, une autresalle apparut et le son de bizarres instruments se fitentendre.

Fatma conduisit son vieil époux sur un trôneoù elle s’assit auprès de lui, et tout aussitôt un flot d’almées etdes bayadères entra [sic] en dansant.

C’était le ballet qui succède à l’acte dudrame.

Puis les almées disparurent ; il y eut unnouveau changement à vue, et le margrave se trouva dans unedemi-obscurité pleine de volupté.

Une seule personne était auprès de luimaintenant, madame Edwige.

– Est-ce bien toi ? lui dit lemargrave.

– Oui, monseigneur.

– Je ne rêve pas ?

– Vous êtes parfaitement éveillé.

– Et je suis marié ?

– Oui, monseigneur.

– Où donc est ma femme ?

– Dans la chambre nuptiale.

– Ah !

– Et elle vous attend.

Un frisson d’amour parcourut tout le corps duvieillard.

– Venez, lui dit madame Edwige,appuyez-vous sur mon bras, je vais vous conduire.

Ils firent deux pas en avant, mais soudain lemargrave jeta un cri et s’arrêta.

– Qu’avez-vous donc ? fit madameEdwige.

– Janine ! balbutia le margrave,dont les dents s’entre-choquaient.

Et il étendait la main vers le mur.

Le mur était resplendissant de cette lumièreau foyer inconnu que le margrave avait déjà vue la veille.

Et baignée dans cette lumière, Janine, pâle ettriste, le regardait.

– Là, là ! balbutiait le margraveéperdue. [sic]

– Je ne vois rien, répondit madameEdwige.

Elle essaya de l’entraîner.

Mais comme le margrave faisait un pas enavant, Janine fit un pas vers lui.

Il poussa un nouveau cri.

– Monseigneur, dit madame Edwige, vousêtes fou… je cours chercher le médecin.

Et elle sortit, laissant le margrave le frontbaigné d’une sueur glacée et les cheveux hérissés.

Alors le fantôme fit un pas encore :

– Fritz, dit la voix de Janine, tu voisbien que tu es un fourbe et que tu ne m’aimais pas…

Et certes, elle était si belle en ce moment,que l’effroi du margrave fit place à l’admiration.

Il tomba à genoux, joignit les mains etmurmura :

– Oh ! pardonne-moi, Janine… mais jesens que ma raison s’égare… Tous ces gens-là m’ont prouvé quej’avais rêvé la nuit dernière.

Elle eut un amer sourire :

– Et c’est pour cela, dit-elle, que tu asépousé la belle Turque ?

– Pardonne-moi.

– Ingrat ! fit-elle, quand jesongeais à te rendre jeune et immortel.

– Janine ! Janine ! balbutia lemargrave éperdu, je t’aime !

– Je ne te crois pas, répondit-elle.

Et lui livrant le passage :

– Mais va donc, dit-elle, ta femmet’attend !

Le margrave demeura à genoux.

– Je t’aime, je n’aime que toi !répétait-il.

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