La Femme immortelle

Chapitre 6

 

 

L’apparition du chevalier d’Esparron était unesurprise bien autrement grande encore que les fantastiques nuits dumarquis de la Roche-Maubert, d’autant mieux que le jeunegentilhomme n’entrait point à la façon des revenants et desfantômes, qui glissent sans bruit sur le sol, et dont le corps esttransparent comme du verre.

Le chevalier était bien un homme de chair etd’os parfaitement vivant, dont le talon rouge sonnait sur leparquet et qui jeta sur un fauteuil son manteau couvert de givre,preuve qu’il venait du dehors.

Le Régent s’était levé, et avec cette bonhomietoute spontanée, cette affabilité affectueuse qui caractérisait ceprince dont on a tant médit, il avait fait deux pas à la rencontredu chevalier et l’avait serré dans ses bras.

– Morbleu ! messieurs, dit-il, jevous jure bien qu’il n’est pas diaphane, et que ce n’est pas uneombre vaine que je viens d’embrasser.

Puis regardant le jeune homme :

– Mais d’où viens-tu donc, cherenfant ? Voici trois mois que nous te pleurons !…

– Je viens d’être amoureux, monseigneur,ou plutôt non, je le suis encore, car j’aime une femme divine,répondit le chevalier avec un accent plein d’enthousiasme.

C’était un beau et charmant garçon devingt-huit ans que le chevalier d’Esparron.

Taille moyenne et bien prise, œil noir,cheveux châtains, dents éblouissantes, lèvres rouges, nez un peubusqué, petits pieds et petites mains, il résumait bien le type debeauté méridionale qui caractérise la race romaine devenuefrançaise, et dont l’aristocratie provençale était le plus puréchantillon.

Les pairs d’Angleterre tirent vanité de leurorigine normande ; mais les nobles de Provence, la terre queLouis XI qualifiait de gueuse parfumée, disent avecorgueil : Nous sommes les fils des soldats de César, et lesFrancs étaient encore des barbares se nourrissant de chair crue,que nous étions depuis longtemps les maîtres, les viveurs et lesphilosophes du monde.

D’Esparron avait donc vingt-huit ans ; ilétait beau, il avait cette mélopée harmonieuse et un peu traînantequi du latin, et de l’italien, a passé dans le français desProvençaux.

Les femmes en avaient raffolé ; leshommes le tenaient en amitié et en estime, parce qu’il étaitbrave.

Sa disparition, on a pu le voir, avait été undeuil à la cour.

Son retour détermina une explosion dejoie.

Après monseigneur Philippe d’Orléans, ce fut àqui l’embrasserait et le presserait sur son cœur, et si le Régentn’eût été le plus indulgent et le plus philosophe des princes, ileût peut-être froncé le sourcil en voyant la marquise de Sabransubir l’élan général.

Puis, ce fut une avalanche de questions.

– As-tu encore un peu de sang ?dirent les uns.

– Le vampire t’a-t-il ménagé ?dirent les autres.

Un seul homme ne parlait pas et se tenait àl’écart.

C’était le vieux marquis de laRoche-Maubert.

Quant au chevalier, il demeurait comme ahurisous cette avalanche d’interrogations, et paraissait ne pas encomprendre une seule.

Et comme le moyen de régler ce débat, demettre un peu d’ordre dans cette conversation, était, pour lui, des’adresser au Régent, il lui dit :

– Monseigneur, je ne comprends absolumentrien à tout ce que l’on me dit, et je supplie Votre Altesse de medonner une explication.

Philippe d’Orléans fit un signe et le silencese rétablit.

– Mon ami, dit-il alors, nous t’avons crumort.

– Vraiment ?

– Dubois a même prononcé ton oraisonfunèbre…

Le chevalier d’Esparron salua le cardinal.

– Mais monsieur le marquis de laRoche-Maubert, que voici, a pris soin de nous rassurer.

Le chevalier d’Esparron regarda le marquisavec cette indifférence qui indique qu’on voit une personne pour lapremière fois.

– J’ai donc l’honneur d’être connu deM. le marquis ? demanda-t-il.

– Non, répondit le Régent ; maisM. le marquis nous a affirmé, d’après les renseignements queDubois tient de sa police, que tu étais amoureux de la femmeimmortelle.

Le chevalier eut un de ces beaux soupirs,pleins de mélancolie, qui sont l’or pur de la passion.

– Ah ! dit-il, je voudrais bien quela femme que j’aime fût immortelle, et qu’elle pût partager avecmoi son immortalité, car un bonheur comme le mien ne devrait jamaisfinir.

– Peste ! fit le Régent.

– Mais, diantre ! fit Dubois, pourun homme à qui chaque nuit on tire une pinte de sang, vous n’avezpas la mine trop abattue, chevalier.

– Monseigneur, dit le chevalier, voiciles énigmes qui recommencent. Si Votre Altesse m’honore encore dela moindre amitié, je la supplie de faire cesser ce quiproquo.

– Essayons, dit le Régent. Voyons,chevalier, quand nous as-tu quittés ?

– Il y a trois mois.

– Pour aller à un rendez-vousd’amour ?

– Certes, oui.

– À la Pomme d’Or, chez laNiolle ?

– Précisément.

– Une femme masquée est venue t’yrejoindre ?

– Une femme est venue me rejoindre, oui,monseigneur ; mais elle n’était pas masquée.

– Elle est venue en bateau ?

– Mais non, en carrosse.

– Tu as soupé ?

– Oui, monseigneur.

– Tu t’es endormi ?

– Pas que je sache. Après souper, je suismonté dans son carrosse, et elle m’a emmené.

– Rue de l’Hirondelle.

– Mais non. À son château, près deSceaux.

– On t’a bandé les yeux ?

– Mais pourquoi faire,monseigneur ?

– Enfin, pendant la nuit tu t’es éveillésous l’impression d’une légère douleur ; et tu as surpris levampire…

– Quel vampire ?

– La femme en question, si tu veux,s’abreuvant de ton sang.

– Monseigneur, dit le chevalierd’Esparron, je crois ouïr un conte des fées de feuM. Perrault, l’architecte. Et si Votre Altesse me veutpermettre de lui raconter mon aventure, elle pensera, j’en suissûr, que M. le cardinal que voilà et M. le marquis que jen’ai pas l’honneur de connaître, se sont plu à mystifier le plusgrand personnage du royaume après le roi.

Le chevalier parlait froidement, avec un grandaccent de sincérité, et le Régent s’écria, en regardant Dubois aveccolère :

– Compère, voici une énigme qui secomplique, mais prends garde ! Si elle est expliquée à tondésavantage, je casserai ma canne sur les reins de ta singulièreéminence.

La colère du Régent gagna Dubois, qui montrasans façon le poing au vieux marquis de la Roche-Maubert.

Mais celui-ci ne se déconcerta point.

– Monseigneur, dit-il au Régent, j’ai descheveux blancs comme neige, et le fils de mon père n’a jamaismenti !

Comme l’avait dit le Régent, l’énigme secompliquait.

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