Chapitre 2
Les cheveux blancs du marquis de laRoche-Maubert et son visage ému et grave excluaient toute idée demystification.
Il était évident que ce qu’il allait raconterétait vrai.
– Monseigneur, dit-il, s’adressanttoujours au Régent, je supplie Votre Altesse royale, quelqueextraordinaire que puisse lui paraître mon récit, de daignerl’écouter jusqu’au bout.
– Allez, marquis, répéta le Régent.
Alors le vieillard commença ainsi :
– C’était à la fin de l’année 1675, etj’étais encore page de monseigneur Gaston d’Orléans, le père deVotre Altesse.
« J’avais dix-neuf ans, mais j’étais grand etfort, et je paraissais plus âgé de trois ou quatre années.
« Un soir que je courais les rues de Paris,cherchant aventure, je passai auprès d’une litière dont les rideauxétaient hermétiquement fermés.
« J’entendis une voix de femme quidisait :
« – Oh ! le beau petitgentilhomme !
« Intrigué, je voulus regarder au travers desrideaux ; mais il me fut impossible d’apercevoir celle à quij’avais fait faire cette remarque flatteuse.
« Alors, intrigué, je suivis la litière.
« Elle longeait la rue Saint-Honoré et je metenais à distance respectueuse, espérant qu’elle s’arrêterait à laporte de quelque noble maison et que celle qu’elle renfermait ensortirait.
« Mais la litière parcourut la rue dans toutesa longueur, dépassa le charnier des Innocents, gagna la place duChâtelet et arriva ainsi au bord de l’eau.
« La nuit approchait, le soleil avait disparudepuis longtemps et une brume légère couvrait le fleuve.
« Les porteurs s’arrêtèrent à cent pas environdu pont au Change.
« Alors j’entendis un bruit aigu, quiressemblait à un coup de sifflet.
« Tout aussitôt une barque se détacha de larive opposée et traversa le fleuve en droite ligne.
« Puis les rideaux de la litière s’écartèrent,une des portières s’ouvrit et je vis une femme de taille moyenne etd’une tournure enchanteresse mettre pied à terre.
« Elle était masquée ; mais son abondantechevelure noire, mais les yeux noirs qui brillaient au travers duloup, mais la blancheur de son col de cygne, disaient qu’elle étaitjeune et belle.
« Elle sauta lestement dans la barque et lesdeux bateliers, qui étaient masqués aussi, poussèrent aussitôt aularge.
« J’étais demeuré à la même place, fasciné,ébloui, suivant du regard la barque qui s’éloignait en remontant lecourant et qui finit par disparaître derrière leterre-plain[1] de l’église de Notre-Dame.
« Alors seulement je songeai à regagner laplace du Châtelet.
« La litière et les porteurs s’étaientéloignés sans que je fisse attention à eux.
« Cependant, comme je reprenais la rueSaint-Honoré pour rentrer au Palais-Royal, une main s’appuya surmon épaule.
« Je me retournai et je crus reconnaître undes deux porteurs.
« – Mon gentilhomme, me dit-il, si vous mevoulez dire votre nom et l’adresse de votre logis, je puis vousaffirmer que vous ne vous en repentirez pas.
« – Je m’appelle Paul de la Roche-Maubert,répondis-je un peu ému, et je demeure au Palais-Royal, où je suisattaché à Son Altesse le duc d’Orléans.
« Cet homme s’éloigna.
« Le soir même, une main inconnue déposa dansma chambrette de page un billet dans lequel on me disait :
« Vous êtes beau et je vous aime.Êtes-vous discret ? êtes-vous un vrai gentilhomme ?Brûlez cette lettre et trouvez-vous demain en aval du pont auChange, à l’entrée de la nuit. »
« Je ne pouvais douter un seul instant que cebillet ne me vînt de la femme masquée.
« Qui donc a hésité, à dix-neuf ans, quand onlui assignait un rendez-vous d’amour ?
« Je fus discret, je ne parlai à âme qui vivede mon aventure, et j’attendis le lendemain soir avecimpatience.
« À l’heure indiquée, j’étais sur la berge,une minute après, une barque fendait l’eau et je reconnaissais mesdeux bateliers masqués.
« Mais la dame n’était pas dans le bateau.
« Je pensai qu’elle m’envoyait chercher et jem’embarquai hardiment.
« L’un des bateliers me dit alors :
« – Mon gentilhomme, il faut que vous vouslaissiez bander les yeux.
« Cette condition pleine de mystère acheva deme tourner la tête.
« J’avais affaire à quelque grande damejalouse de sa réputation, sans aucun doute.
« On me mit, non un bandeau, mais une sorte decapuchon qui me descendit sur les épaules et me plongea dans uneobscurité complète.
« Puis la barque s’éloigna.
« Il s’écoula bien une heure. Où meconduisait-on ? Je l’ignorais.
« Mais pour revoir la belle inconnue, je mefusse donné au diable.
« Enfin je sentis que la barques’arrêtait.
« Un des bateliers me prit à bras le corps etme déposa sur le sable de la berge.
« Puis une main petite, mignonne, s’empara dela mienne, et une voix de femme me dit :
« – Suivez-moi, ma maîtresse vous attend.
« J’entendis en même temps le bruit desavirons qui retombaient à l’eau et je compris que la barques’éloignait.
« La main qui m’entraînait me fit marcherpendant quelques instants sur le sable, puis j’entendis le bruitd’une porte qui s’ouvrait et je sentis sous mes pieds les dallesd’un corridor.
« Un peu plus tard, une autre porte s’ouvritencore, et je fus enveloppé d’une atmosphère tiède et parfumée.
« En même temps, la voix de ma conductrice medit :
« – Maintenant, ôtez le capuchon que vous avezsur les yeux.
« Vous pensez bien que je ne me fis pas prier,et tout aussitôt je me trouvai dans un joli boudoir tendu d’étoffessoyeuses aux tons éclatants, éclairé par des lampes à globesd’albâtre et je me vis assis auprès de la dame masquée qui me pritles deux mains et me dit :
« – Tu t’appelles donc Paul ? C’est unbien joli nom, sais-tu ?
« En même temps son masque tomba.
« Je poussai un cri d’admiration, tant elleétait belle.
** * *
– Combien d’heures s’étaient écoulées,combien de jours peut-être ? reprit le marquis de laRoche-Maubert après un silence.
« Dieu ou le diable seuls le savaient.
« Mais je m’étais endormi ivre de vinsgénéreux, de parfums et de volupté.
« Une petite douleur me réveilla, quelquechose comme une piqûre d’épingle.
« Je rouvris les yeux ; j’étais dans lesbras de mon inconnue et elle me disait avec transport :
« – Je t’aime, oh ! je t’aime !
« Cependant j’avais porté ma main à cetendroit où je venais d’éprouver une douleur, c’est à dire à moncou, et je la retirai tachée d’une goutte de sang.
« Et comme je pâlissais, elle medit :
« – C’est une épingle de ma coiffure quit’aura égratigné.
« L’explication était si naturelle qu’uneautre ne me vint pas à l’esprit.
« Cependant la nuit suivante, j’éprouvai lamême douleur et, éveillé en sursaut, je sentis les lèvres de monadorable inconnue appliquées sur mon cou.
« Je la repoussai, je vis encore du sang surma main et je jetai un cri.
« Alors elle se mit à mes genoux et medit :
« – Pardonne-moi, mais tu as le sang si roseet si frais que j’ai voulu en boire.
« Une horreur indicible s’était emparée demoi. J’aimais un vampire !
À ces derniers mots, le marquis de laRoche-Maubert s’arrêta encore.
Les convives du Régent ne mangeaient plus, nebuvaient plus et se regardaient entre eux avec stupeur.
– Mais c’est un conte bleu que vous nousfaites-là, marquis, dit le prince.
– Un conte à donner le cauchemar, ajoutala belle madame de Sabran.
– Madame, répondit le marquis, tout celan’est rien encore. Vous allez voir où commence le merveilleux etl’invraisemblable, et je vous jure, cependant, que tout ce que jevais vous dire est scrupuleusement vrai.
– Par tous les diables !monseigneur, s’écria le cardinal Dubois, la Roche-Maubert est monparent, mais, au risque de me brouiller avec lui, je lui dirai quenous avons déjà bien assez de peine à croire au ciel, pour que nousprenions encore celle d’ajouter foi à ses sornettes.
Le marquis regarda Dubois de travers ;mais le Régent lui dit :
– Continuez : on vous croit,marquis.
Et le marquis reprit son étrange histoire defemme masquée et de vampire.