La Femme immortelle

Chapitre 15

 

 

Certes, le personnage que regardait le marquisétait bien digne, après tout, d’attention.

C’était un petit homme au profil anguleux, aufront chauve, aux dents jaunes, dont les yeux gris pétillaient demalice et dont les lèvres minces étaient armées d’un souriremoqueur et sardonique.

– Ah ! ah ! dit-il en regardantle marquis, cela vous étonne, n’est-ce pas, que mon noble maître seveuille marier à soixante et dix ans ?

« Cela vous étonnera bien plus encore quandvous l’aurez vu.

« Il est chétif, il est courbé, il tient àpeine sur ses jambes, et il ne sort pas quand il fait du vent, depeur d’être renversé.

– Voilà, pensa le marquis, un excellentserviteur et qui fait tout à fait bien les honneurs du physique deson maître.

– Mais il est si riche, le princemargrave, poursuivit le petit homme, que les filles à marier sel’arracheront… vous verrez ça…

– Comment ! fit le marquis, votremaître ne vient donc pas pour épouser une femme choisie àl’avance ?

– Que nenni ! répliqual’intendant ; mon maître veut choisir. Il va mettre sa mainaux enchères. La plus jeune et la plus belle l’emportera. Un belenjeu, ma foi !

Et le petit homme riait d’un si bon cœur quele marquis lui dit :

– Est-ce que vous plaisanteriez aussiagréablement en présence de votre maître ?

– Oh ! mon Dieu ! oui, réponditle petit homme. Il ne se fâche jamais avec moi, et j’ai pouvoir detout lui dire. D’abord, il ne fait que ce que je veux…

– Vous êtes un heureux intendant, dit lemarquis avec un sourire.

– C’est moi qui lui ai donné le conseilde se marier.

– Vous ?

– Parbleu. Que voulez-vous qu’il fassetout seul ? Et puis, il n’a pas d’héritier.

– Et il est probable qu’il n’en aura pas,s’il est aussi décrépit que vous le dites.

– Bah ! qui sait ? railla lepetit homme. Vous connaissez le proverbe, monsieur : Dieu estgrand.

Et il se mit à rire de plus belle.

– Mais, attendez donc, fit le marquisdont la mémoire se rafraîchissait singulièrement cette nuit-là, ilme semble que je l’ai connu autrefois, votre princemargrave ?

– C’est fort possible.

– Il a vécu à la cour deFrance ?

– Oh ! une année seulement.

– À quelle époque ?

– Il y a tant d’années que je ne sauraisvous le dire au juste, mais c’était celle où on brûla en place deGrève une sorcière qui, disait-on, se nourrissait de sanghumain.

Le marquis tressaillit de nouveau, et sessouvenirs s’éclaircirent de plus en plus.

L’intendant, le petit homme à la livréeécarlate, continuait de sourire, et attachait sur le marquis unregard qui semblait vouloir dire :

– Je vous raconterais bien autre chose,si vous le vouliez…

Ce regard fut sans doute compris du marquis,car il fit une chose inouïe pour ce temps-là.

Il prit une chaise et il alla s’asseoir, lui,le gentilhomme, l’homme de race, à côté de ce laquais.

– Oui, oui, poursuivit-il, du ton qu’ileût employé avec un égal, je me souviens parfaitement maintenant.Le prince margrave de Lansbourg-Nassau ? Mais je ne connaisque cela !

– C’est bien possible, répéta le petithomme.

– Est-ce que vous étiez à son servicealors !

– Moi, non, je n’avais pas dix ans, maismon père…

– Ah ! ah ! Il était l’ami ducomte d’Auvergne, n’est-ce pas ?

– Oui, certes.

– Et du baron de V…, un personnage fortimportant, en ce temps-là ?

– Précisément.

– Et vous dites que votre maître estriche ?

– Fabuleusement riche.

– C’est singulier, murmura lemarquis.

Le petit homme souriait toujours.

– Ah ! fit-il, je sais bien ce quevous allez me dire. Au temps dont nous parlons, le margrave n’avaitabsolument que des dettes.

– Du moins, on le disait…

– La principauté de Lansbourg est grandecomme la main, et mon maître a eu beau vouloir se rattacher par lesfemmes à la noble maison de Nassau, il était alors un très petitseigneur.

– C’est ce que j’allais vous dire, fit lemarquis.

– J’ai ouï dire à mon père, poursuivitl’intendant à voix basse, que le margrave avait trouvé le moyen defaire de l’or.

– En vérité ?

– Mais chut ! fit l’intendant, cen’est pas ici qu’on peut raconter ces choses-là.

– Cependant, dit le marquis avec unabandon et une familiarité qui flattèrent sensiblement l’intendant,j’aimerais assez les savoir.

– Logez-vous ici ?

– Vous le voyez.

– Où est votre chambre ?

– Au second étage. Elle porte le numéro3.

– Eh bien, dit le petit homme, mon noblemaître ne peut maintenant tarder d’arriver. Quand il sera venu,qu’il aura soupé, que je l’aurai mis au lit, j’irai vous direbonsoir.

– Et vous me raconterez ?…

– Tout ce que vous voudrez.

Le marquis n’eut pas le temps de répliquer,car un grand bruit se fit dans la rue de l’Arbre-Sec.

On entendait retentir des coups de fusil,sonner de bruyants grelots, résonner sur le pavé le trot deplusieurs chevaux et un grincement de roues continue !…

C’était le prince margrave deLansbourg-Nassau.

– Ma foi ! murmura le marquis, je nesuis pas curieux d’ordinaire, mais je veux voir ce personnage.

Et il se précipita vers le seuil del’hôtellerie.

L’hôte et ses marmitons armés de torchesenvironnaient la chaise de poste du margrave.

Un homme en descendit.

Il était de haute taille, mais tellementcourbé qu’il paraissait petit.

Son front était chauve, son visage aussi jaunequ’une feuille de parchemin ; mais ses yeux avaient encore deséclairs et comme une expression fatale.

Le marquis rencontra son regard, et tout braveet si robuste qu’il fût encore, il eut froid au cœur…

– C’est un démon dans le corps décrépitd’un centenaire, murmura-t-il.

Et il éprouva sur-le-champ comme un sentimentde haine violente pour cet homme qui paraissait avoir déjà un pieddans la tombe.

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