La Femme immortelle

Chapitre 33

 

 

Revenons maintenant au prince margrave deLansbourg-Nassau, qui n’était pas entré sans répugnance dans cettebarque montée par des hommes masqués.

Heureusement madame Edwige était avec lui.

Il y avait près de vingt ans qu’il subissaitle joug de fer de cette femme et obéissait à ses moindrescaprices.

Pendant une heure, il avait espéré échapper àcette domination, et il avait eu toutes les joies de l’esclave enrébellion dont on encourage la révolte en voyant le Gascon Castiracmalmener madame Edwige comme une simple mortelle.

Mais, comme on l’a vu, la terrible gouvernanten’avait pas tardé à reprendre tout son empire.

Le margrave était donc monté dans la barque,et il se faisait ce raisonnement plein de justesse :

– Je suis riche, fabuleusementriche ; mais je ne suis que l’esclave d’Edwige, et c’est ellequi gouverne mon immense fortune. Elle a donc tout intérêt à ce queje vive, et, si je courais le moindre danger, elle ne serait pasavec moi.

La barque filait rapidement.

La nuit était noire et un léger brouillards’allongeait paresseusement sur les eaux du fleuve.

Les maisons qui bordaient la Seineapparaissaient, masses confuses, au travers de ce brouillard, et lemargrave dit à Edwige :

– Nous allons avec une telle rapidité quetrès certainement nous suivons le courant.

– Vous vous trompez, monseigneur.

– Ah !

– Nous remontons, au contraire.

– En vérité !

– Tenez, voyez les tours de Notre-Dame,nous allons passer derrière le terre-plain et gagner l’autre brasde la Seine.

– Et puis ?

– Et puis nous redescendrons.

Le margrave poussa un soupir.

– Mais, dit-il, c’est donc le chemin queprenaient ceux que Janine attirait chez elle.

Madame Edwige haussa les épaules.

– Janine est morte, dit-elle.

– Qui sait ? fit le margrave.

Et il tomba dans une rêverie profonde.

La barque suivit en effet la route indiquéepar la gouvernante.

Elle doubla le terre-plain de la Cité, entradans le petit bras de la Seine et sa course devint alors d’unerapidité vertigineuse.

– Nous allons chez Janine, répéta lemargrave avec une sorte d’épouvante.

Madame Edwige ne répondit pas, mais elleattacha sur son maître un regard dominateur qui semblait luidire : « Nous irions en enfer, qu’il faudra bien que vousme suiviez. »

La barque passa sous le pont Saint-Michel ettout à coup elle fit une singulière manœuvre.

Les deux bateliers avaient subitement viré debord, abandonné le courant et mis le cap sur la berge.

Le margrave respira.

– Nous allons descendre, j’imagine ?dit-il.

– Non pas, dit madame Edwige.

En effet, la barque vint raser les murs d’unemaison humide et noire, aux fenêtres de laquelle on ne voyaitaucune lumière, et dont les premières assises plongeaient dans lefleuve.

Puis, tout à coup, au dessous d’elle, il seforma comme un tourbillon et la barque se mit à tourner surelle-même, et le margrave, éperdu, ferma les yeux.

Quand il les rouvrit, d’opaques ténèbresl’enveloppaient et la barque allait un train d’enfer dans un canalsouterrain.

Madame Edwige lui tenait la main et luidisait :

– N’ayez pas peur.

– Mais où sommes-nous donc ?demanda-t-il d’une voix étranglée par l’épouvante.

– Nous allons chez la future princesse deLansbourg-Nassau, répondit madame Edwige.

– Nous allons à la mort plutôt,répondit-il plein d’angoisse et d’effroi.

La barque avait paru s’enfoncer au dessous duniveau du fleuve dans lequel il s’était fait comme un sillonprofond ; puis elle avait couru en droite ligne sous lesvoûtes sombres.

On eût dit qu’elle était entrée dans un de cescanaux souterrains que les échevins de Paris commençaient à fairecreuser sous la ville.

Après quoi le margrave sentit que la barqueremontait comme si elle eût été placée au dessus d’un jet d’eaugigantesque.

Et tout à coup elle s’arrêta et heurta unesurface résistante.

– Nous voici arrivés, dit madameEdwige.

Ils étaient toujours au milieu desténèbres.

Un des bateliers masqués tira sans doute à luila corde d’une cloche, car le margrave entendit cette clocherésonner dans le lointain.

Peu après, aux ténèbres opaques succéda unefaible clarté.

C’était un des bateliers qui venait de battrele briquet et d’allumer une torche.

Et le margrave, toujours plein d’effroi, putvoir alors où il était.

La barque était sur un canal assez semblable àun cul de sac, car il ne paraissait pas aller plus loin.

Au dessus de sa tête, à six pieds de hauteur,le margrave aperçut une voûte de maçonnerie.

Devant lui était une porte de fer.

Moins de cinq minutes après que la clochesecouée par le batelier eut retenti, le margrave entendit grincerdes verroux, tourner une clef dans une serrure, et la porte de fers’ouvrit.

Alors madame Edwige lui dit :

– Descendons. Nous sommes chez votrefiancée.

La porte ouverte, une grande clarté avaitfrappé le margrave au visage, et il se trouvait au seuil d’unegalerie éclairée par des lampes d’albâtre suspendues à lavoûte.

Madame Edwige le prit par la main et le fitpasser de la barque sur le sol ferme de la galerie.

Et la porte de fer se referma aussitôt, et lemargrave vit disparaître la barque et les deux bateliersmasqués.

La lumière succédant aux ténèbres lui avaitrendu quelque courage.

Madame Edwige l’entraîna.

La galerie était longue d’environ cent pas etfermée par une autre porte, au long de laquelle pendait un gland desonnette.

Comme la gouvernante s’apprêtait à fairemouvoir la sonnette, le margrave l’arrêta.

Il était d’une pâleur mortelle et ses jambesse dérobaient sous lui.

– Edwige, dit-il, tu me jures que nousn’allons pas chez Janine ?

Edwige haussa les épaules :

– Janine est morte, dit-elle.

Et elle sonna.

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