La Femme immortelle

Chapitre 15

 

 

Tandis que ces choses-là se passaient àl’intérieur de l’hôtel, notre ami le chevalier de Castirac cuvaitson vin ou plutôt était encore sous l’étreinte de cette léthargieviolente dans laquelle il avait été plongé en même temps que lemargrave.

Conrad, l’intendant vêtu d’écarlate, avaitponctuellement exécuté les ordres du margrave et fait porter leGascon dans le ruisseau de la rue Saint-Honoré.

On l’avait couché tout de son long, la têtevers le mur, les pieds tournés vers la chaussée et, en s’en allant,les deux pages qui avaient été chargés de cette besogne avaient eul’humanité de lui poser une lanterne sur le ventre, afin quequelque carrosse attardé ne l’écrasât point. Cela se passaitenviron une heure après que les gens du guet avaient fait leurronde et, par conséquent, la rue était déserte.

À quatre heures du matin, personne encoren’était passé par là, ou, tout au moins, fait attention à lalanterne qui servait de phare au Gascon, quand une litière débouchapar la rue des Bons-Enfants.

Les porteurs de cette litière paraissaientpressés et allaient un bon train, lorsque le premier se heurta auxjambes inertes du chevalier.

– Hé ! dit-il, qu’est-ce quecela ?

En même temps il s’arrêta.

L’autre porteur en fit autant, et tous deuxdéposèrent la litière sur ses quatre pieds.

Sans doute la litière était vide, car personnene réclama.

Alors les deux porteurs, qui étaient de grandset robustes laquais vêtus d’une livrée sombre, se penchèrent sur ledormeur, et la conversation suivante s’établit entre eux :

– Crois-tu qu’il est ivre ? dit lepremier.

– On dirait qu’il est mort, fitl’autre.

– Les morts n’ont pas d’héritiers, repritle premier.

L’autre le regarda.

– Crois-tu, reprit celui qui avait émiscette singulière opinion, que nous avons fait une mauvaise journée,hein ?

– Dam ! répliqua l’autre, quand onest loué par le président Boisfleury, on ne doit pas s’attendre àautre chose.

Un mot suffira pour expliquer ces dernièresparoles.

À cette époque, on louait une litièreabsolument comme une voiture ; et, de même qu’il y avait desgens qui avaient trois, quatre, jusqu’à dix carrosses numérotés, àl’usage des seigneurs et de tous ceux qui n’avaient pas un équipageà eux, de même il se trouvait des industriels qui louaient àl’heure, à la demi-journée ou à la soirée des chaises àporteurs.

Or les deux drôles qui venaient de prononcerle nom du président Boisfleury appartenaient à une industrie de cegenre et ils n’avaient de plus clair bénéfice que les pourboiresque leur donnait un client généreux, la location de la chaise àporteur étant payée directement à celui qui en était lepropriétaire.

Or le président Boisfleury n’était pasprécisément un client généreux.

Membre du parlement, président de la chambrecriminelle, maître Boisfleury était signalé dans la rue de laVrillière, qu’il habitait depuis un quart de siècle, pour ledernier cuistre de France et de Navarre.

C’était un petit homme entre deux âges, sec,bilieux, au teint olivâtre, possédé d’un amour immodéré de lajustice, et que ses fonctions redoutables avaient habitué à voirdes coupables partout.

Il était garçon, vivait mal avec une vieilleservante, faisait maigre chère et menait une vraie vied’anachorète.

Les malfaiteurs tremblaient quand il montaitsur son siège ; les bourgeois de son quartier se livraient àmille plaisanteries sur son avarice, mais personne au monde n’eûtosé dire que le président Boisfleury n’était pas l’homme le plushonnête et le juge le plus intègre de France.

Or, ce soir-là, le président avait eu beaucoupde visites à faire.

Il était allé saluer plusieurs de sesconfrères qui prenaient l’hiver gaîment et donnaient des bals etdes fêtes, et n’avait regagné son modeste logis que vers troisheures du matin.

Pour cela, il avait loué une chaise, et quandil avait congédié les deux porteurs, il leur avait donné, enmatière de pourboire, une pièce de douze sous.

Or donc, les deux porteurs avaient posé leurchaise à terre, et ils contemplaient, grâce à la lanterne, lechevalier de Castirac évanoui.

– Tu as raison, dit le second, les mortsn’ont pas toujours des héritiers, mais ils peuvent en avoir…

– Bah ! la nuit est noire, la rueest déserte…

– Et puis, qui te dit qu’il estmort ?

Et le deuxième porteur mit la main sur lapoitrine du Gascon.

– Certes, non, il n’est pas mort.

– Ah !

– Le cœur bat…

– Mais il est ivre, et on est si mal payépar les gens de justice que l’on a envie de se faire voleur.

– Les voleurs sont pendus.

– Oui, quand ils sont pris.

– Et puis, reprit le second porteur, plushonnête que son compagnon, regarde-moi l’homme.

– Bon ! je le vois…

– Il a une épée au côté, c’est vrai, maisses vêtements sont dépenaillés, et je parierais qu’il n’a pas dixdeniers dans sa bourse, s’il a une bourse.

– Voyons toujours.

– Non, dit l’autre, devenir voleur poursi peu de chose, est tout à fait misérable.

– Alors, allons-nous-en !

– Il me vient une idée…

– Laquelle ?

– Tu as pesté contre le président… moiaussi…

– Ah ! le cuistre !

– Veux-tu lui jouer un bontour ?

– Je ne demande pas mieux.

– Tu sais qu’il a la rage de rendre lajustice jour et nuit.

– Après ?

– Nous allons mettre cet homme dans lalitière.

– Et puis ?

– Nous retournerons chez leprésident.

– Il est couché et il dort.

– C’est précisément là qu’est le bontour.

– Voyons !

– Nous frapperons tant et si fort que lavieille sorcière de servante viendra ouvrir et qu’ils’éveillera.

– Et alors ?

– Alors nous lui déposerons cet ivrognedans le corridor, en lui disant que nous avons pensé que ce pouvaitêtre un criminel. Il nous a donné douze sous pour l’avoir portépendant six heures, il est capable de nous donner un écu pour luiavoir amené un homme à juger.

– En effet, dit le premier porteur, c’estun bon tour à lui jouer que le tirer brusquement de son premiersomme.

Et tous deux prirent le chevalier àbras-le-corps et le portèrent dans la litière.

Le chevalier dormait si profondément qu’uncoup de canon ne l’eût point éveillé.

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