La Femme immortelle

Chapitre 3

 

 

Le marquis de la Roche-Maubertreprit :

– Vous tous qui m’écoutez ici, vous savezquelle est l’éloquence âpre et sauvage de la passion. On aime parcequ’on aime, et l’amour est sans excuse, comme il est sansremède.

« J’aimais un vampire, la chose étaitcertaine, et cependant je ne me ruai point sur mon épée, quej’avais posée sur un guéridon, à la portée de ma main.

« Que se passa-t-il entre elle et moi ?Dieu le sait.

« Mais quand le jour vint, j’étais à sesgenoux, priant, pleurant, suppliant, et elle me regardait avectendresse et me disait :

« – Tu m’aimes, et cependant tu as horreur demoi. Ah ! si tu savais !

« Alors, comme je tenais ses mains dans lesmiennes, les portant à mes lèvres avec une frénésie furieuse, elleme fit le récit suivant :

« – J’ai près de cent ans, me dit-elle, etcependant tu me trouves belle, et on dirait, à me voir, que je n’aipas vingt ans. Sais-tu bien que j’ai connu le roi Henri IV et queje suis née sous son règne ? Veux-tu savoir monhistoire ? Tu comprendras alors pourquoi j’ai bu une gorgée deton sang, cher mignon que j’adore.

« Et je l’écoutais avec extase, à mesurequ’elle parlait.

« – Je suis Italienne d’origine, me dit-elle.Ma mère vint en France à la suite de la reine Marie de Médicis, etelle était la favorite de la maréchale d’Ancre.

« Quand Éléonore Galigaï fut assassinée, mapauvre mère partagea son sort ; et je ne crois pas, monmignon, que la politique et la fureur du peuple fussent pourquelque chose dans ces terribles meurtres.

« Non, mais ma mère avait dédaigné l’amourd’un gentilhomme, le chevalier de Flavicourt, et le chevalier sevengea.

« Ce fut lui qui guida les assassins. J’avaisdix ans alors, mais je le vois encore excitant les misérables et serepaissant de la vue du cadavre de ma pauvre mère.

« Celle-ci, en mourant, avait prononcé cesmots : « Tu me vengeras ! »

« Quand je fus devenue une femme, je mesouvins de l’ordre que ma mère m’avait donné.

« Le meurtrier avait changé de nom ; ilavait fait à la cour une immense fortune et le roi l’avait crééduc.

« Cependant ma vengeance le poursuivait dansl’ombre. Pendant quinze ans, une main invisible le frappa dans safortune, dans ses affections, dans son amour. Une nuit, lechevalier, fou de désespoir et ne sachant d’où lui venaient tousces coups terribles, prit la vie en dégoût et se tua.

« Un autre aurait cru sa tâche accomplie. Maisl’ombre de ma mère me poursuivait, et je m’en allais trouver unnécromancien de mon pays qui passait pour avoir le pouvoird’évoquer les morts du fond de leur tombe.

« Cet homme qui logeait en un taudis, rue del’Arbre-Sec, accepta l’argent que je lui offrais, traça sur le solde sa chambre des cercles magiques, prononça des parolesmystérieuses, et tout à coup je me trouvai plongée dans uneobscurité profonde.

« Alors, ma mère m’apparut.

« Elle était telle que je l’avais vue le jourde sa mort ; vêtue d’une robe blanche et la poitrineensanglantée.

« – Je ne suis pas vengée, me dit-elle.

« Et comme je m’inclinais devant cette ombreredoutable et vénérée, elle me dit :

« – Pour que mes mânes soient satisfaites etjouissent du repos éternel, il faut que tu puisses frapperl’arrière-petit-fils de mon meurtrier, lequel naîtra dans centans.

« – Mais, ma mère, m’écriai-je, dans cent ans,il y aura bien longtemps que je serai morte.

« – Non, me dit-elle, car je t’apporte lesecret de vivre, sinon éternellement, du moins jusqu’au jour où tuauras accompli mon œuvre.

« Je l’écoutais avec stupeur, ellepoursuivit :

« – Non seulement tu vivras, mais tu serasjeune et belle jusqu’à l’heure dont je te parle, et voici le moyende conserver ta beauté :

« Tous les dix ans, tu chercheras un hommejeune et beau et tu l’aimeras ; puis, la nuit, quand ildormira, tu lui feras au cou une légère piqûre, avec une épingle ettu suceras quelques gouttes de son sang.

« Tu recommenceras pendant dix nuits de suite,et tu auras ainsi, pour une demi-pinte de sang que tu auras prise àun homme qui t’adorera, recommencé pour dix autres années une vienouvelle.

« – Mais, lui dis-je, si je dois attendre plusde cent ans pour vous venger, ma mère, où trouverai-je ledescendant du meurtrier dont vous me parlez ?

« – Quand l’heure sera venue, me dit-elle, jet’apparaîtrai une nuit, pendant ton sommeil, et je te dirai ce quetu dois faire.

« Voilà mon secret, ô mon mignon adoré, medit-elle en terminant cet étrange récit. Voici près de cent ans quej’existe, et depuis cent ans j’ai eu dix amants qui, tous, ontaccepté ce sacrifice de me nourrir de leur sang pendant dixnuits.

« Mais je ne les aimais pas, et toi, jet’aime ; et si tu le veux, je mourrai sans avoir accompli monœuvre : je suis riche, j’ai de grands trésors enfouis en uncoin du globe que seule je connais et que je t’indiquerai. Dis,veux-tu que je vive encore, ou bien veux-tu que je meure ?

« Et elle me présentait sa poitrine et medisait en souriant :

« – Frappe !

« Vous devinez la suite, n’est-ce pas ?je me mis à ses genoux, heureux que mon sang pût éterniser sajeunesse.

« Qu’était-ce d’ailleurs que quelques gouttespar nuit ?

« Le dixième jour je m’éveillai en proie à unefièvre ardente et à une extrême faiblesse. Je n’étais plus unhomme, j’étais un cadavre qui marchait.

« Où étais-je ? Je ne le sus pasd’abord.

« Cette chambre mystérieuse, emplie deparfums, où elle m’avait aimé, ne m’entourait plus de ses murscapitonnés et réfléchissant une voluptueuse clarté. J’étais couchésur un grabat, dans une maison de pêcheur, au bord de la Seine,auprès de Saint-Cloud.

« Quand je pus demander où j’étais et ce quim’était arrivé, les gens grossiers qui m’entouraient me répondirentqu’ils m’avaient trouvé dans une barque qui s’en allait à ladérive, emportée par le courant et veuve de ses bateliers.

« Pendant six mois, je fus entre la vie et lamort.

« Enfin, la vie triompha ; mais à monardent amour avait succédé une haine violente pour le vampire, etj’avais résolu de me venger.

– Ah ! ah ! fit le Régent.

– Monsieur le marquis, dit la bellemadame de Sabran, j’aurai le cauchemar, tant pis pour vous !mais je veux tout savoir…

– Hélas ! madame, répondit lemarquis, je n’ai pas l’intention de vous rien cacher. Mais ce queje viens de vous raconter n’est rien auprès de ce qu’il me reste àvous dire.

Et le marquis vida mélancoliquement sonverre.

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