La Femme immortelle

Chapitre 20

 

 

M. de la Roche-Maubert écoutaitavidement le récit de maître Conrad.

Celui-ci continua :

– Maintenant, monsieur le marquis, jevais vous dire en deux mots quelle était cette femme et ce quesignifiaient les objets bizarres et les choses sanglantes quil’entouraient.

« Mon père était entré, à la suite du margravedans un laboratoire d’alchimie.

« Cette femme avait trouvé le moyen de fairede l’or.

– En effet, interrompit le marquis, je mesouviens que lorsqu’on la jugea comme vampire, elle protesta detoutes ses forces et prétendit qu’elle n’avait jamais abusé du sanghumain pour autre chose que pour ses préparations mystérieuses.

– Et elle disait vrai, monsieur lemarquis.

– Est-il possible ?

– En deux mots, poursuivit Conrad, jevous aurai mis au courant de ce qui se passa réellement dans lamaison de la rue de l’Hirondelle.

« Seulement, laissez-moi commencer par lecommencement, c’est à dire vous raconter comment le prince et cettefemme s’étaient rencontrés.

– Je vous écoute, fit le marquis.

– Deux jours auparavant, reprit Conrad,le prince margrave, en proie à une sombre tristesse, qui n’avaitd’autre cause que l’insuccès de ses démarches et son dénuementpresque absolu, était entré par hasard après avoir longtempscheminé à l’aventure, dans une sorte de bouge au dessus duquelpendait un rameau de houx.

« Ce cabaret, qui était au bord de l’eau, setrouvait presque désert lorsque le prince y entra, et unedemi-obscurité y régnait.

« Le cabaretier apporta du vin dans un potd’étain à ce client qu’il voyait pour la première fois, puis ilretourna à son comptoir.

« Deux hommes du peuple, des mariniers sansdoute, causaient à mi-voix à une table voisine de celle duprince.

« L’un d’eux disait :

« – Voici longtemps que la femme masquée n’estpas venue.

« – C’est vrai, répondait l’autre.

« – L’ouvrage ne va pas sur la rivière, repritle premier et je ne serais pas fâché qu’elle vînt. Deux pistolessont toujours bonnes à prendre.

« – Pardieu ! dit l’autre, il est vraique pour ces deux pistoles nous lui donnons une bonne pinte desang.

« – C’est encore vrai, ce que tu dis. Maisquand on est robuste comme nous…

« Cette conversation étrange frappa le princemargrave, et bien qu’il fût un noble seigneur, il ne dédaigna pointde s’approcher de ces hommes et de les questionner.

« Ceux-ci ne firent pas grand mystère.

« – Monseigneur, lui dit le premier, car toutpauvre et tout râpé qu’il était, le prince avait grande mine, ceque vous voulez savoir est bien simple.

« Il vient de temps en temps ici une femmedont nous n’avons jamais vu le visage, mais qui est envoyée par unmédecin.

« Ce médecin fait des expériences, paraît-il,et il a besoin pour cela de sang humain.

« Elle cherche, nous a-t-elle dit, un remèdesouverain contre une maladie considérée comme mortelle jusqu’àprésent.

« – Et il lui faut du sang humain pourcela ?

« – Il paraît. Alors, de pauvres gens commenous, qui ont bien de la peine à vivre, consentent moyennant deuxpistoles, quelquefois à tendre leur bras.

« Cette femme tire de sa poche une lancette etune petite aiguière d’argent qu’elle a sous ses vêtements, nousfait une petite piqûre à l’avant-bras, nous soutire un peu de sangqui tombe dans l’aiguière et s’en va, après nous avoir payés.

« – Et vous vous laissez faire ? demandale prince.

« – Il faut bien vivre, dit l’autre homme dupeuple.

« – Mais une pareille chose est-elle doncpermise ? fit encore le margrave.

« – Je ne sais pas. Mais nous n’y voyons pasde mal, nous.

« – Cependant de pareilles saignées doiventvous affaiblir énormément ?

« – Peuh ! comme vous le voyez, noussommes robustes. Voilà plus d’un an qu’elle nous saigne à tour derôle tous les quinze jours, et nous n’en sommes pas morts.

« L’autre ajouta, en soupirant :

« – Voici trois soirées de suite que nousl’attendons, mais elle ne viendra encore pas.

« – J’en ai peur, reprit le premier. Allons,ce sera pour demain.

« Et tous deux se levèrent.

« – Vous partez ? dit le prince.

« Ils firent un signe de tête, et comme lecabaretier s’approchait, celui qui avait répondu au prince toutd’abord, lui dit :

« – Camarade, nous n’avons pas un denier, etnous ne te paierons pas aujourd’hui. Ce sera pour demain.

« – Allez, dit le cabaretier, en homme qui aconfiance dans ses pratiques.

« Le prince resta seul.

« Une âpre curiosité s’était emparée de lui.Il voulait voir cette femme qui faisait, argent comptant, commercede sang humain.

« Son désir devait être satisfait.

« Il n’y avait pas un quart d’heure que lesdeux hommes du peuple étaient partis, que la porte du cabinets’ouvrit et que la femme masquée entra.

« Elle était enveloppée dans un ample manteauqui dissimulait entièrement l’élégance de sa taille, et le masquequ’elle portait couvrait entièrement son visage.

« Voyant que les gens qu’elle cherchait sansdoute n’étaient plus dans le cabaret, elle allait se retirer,lorsque le prince, s’étant levé, lui barra le passage.

« – Pardonnez-moi, dit-il, mais je désireraiscauser une minute avec vous.

« Elle tressaillit, regarda cet homme qu’ellevoyait pour la première fois, jeta un petit cri, voulut passeroutre, et fut clouée au sol par une force invisible.

« Le prince était alors un homme d’à peinetrente ans. Il était très beau, et beau de cette beauté fatale quidomine et fascine.

« Il exerça subitement sur la femme masquéeune puissance magnétique absolue, et le fluide qui jaillissait deses yeux la pénétra tout entière.

« – Que voulez-vous ? balbutia-t-elletoute tremblante.

« – Vous parler, dit-il, mais seul à seul, ensecret.

« Et il la prit par le bras, l’entraîna audehors, et elle le suivit sans résistance.

« Au dehors, c’était la berge du fleuve et lanuit noire.

« Cependant une lumière tremblotait sur l’eauet le margrave reconnut le falot d’une barque ; sans doute labarque qui avait amené la femme masquée.

« – Que me voulez-vous ? dit-elle alorstoute tremblante.

« – Je m’appelle, répondit-il, le princemargrave Othon de Lansbourg-Nassau ; je suis plus misérableque les deux hommes que vous cherchez, et si vous voulez me tirerpour deux pistoles de sang, je suis à votre disposition.

« La femme masquée jeta un cri et elle cherchaà lire dans les yeux du prince qui étincelaient dans la nuit, s’ilne se moquait pas d’elle ou ne lui tendait pas un piège.

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