La Femme immortelle

Chapitre 18

 

 

Il y avait, nous l’avons dit, plus de trenteans que le président Boisfleury rendait la justice.

Aussi avait-il non seulement une grandehabitude de ses fonctions, mais encore un ascendant presque subitsur les gens qu’il interrogeait.

Cette peur salutaire que la justice inspires’était donc emparée du chevalier de Castirac.

En face de cette robe rouge, la forfanterie duGascon était tombée ; à peine se souvenait-il qu’il étaithomme d’épée et il n’eut certes pas la moindre envie de mettre lamain sur la coquille de son innocente rapière.

Le barbier chirurgien, maître Révol, avait enun clin d’œil bandé son bras et arrêté son sang.

Le chevalier regardait d’un air effaré leprésident en robe rouge et le barbier vêtu de noir.

– Maître Révol, dit enfin le présidentBoisfleury, asseyez-vous là, devant cette table, approchez de vousce papier, prenez cette plume et écrivez sous ma dictée. Vous allezme servir de greffier et transcrire l’interrogatoire de cethomme.

Alors le Gascon retrouva sa langue :

– Mais quel crime ai-je donccommis ? demanda-t-il.

– Taisez-vous, ou plutôt bornez-vous àrépondre à mes questions, répondit sévèrement le présidentBoisfleury.

Le Gascon jetait des regards éperdus autour delui.

– Comment vous nommez-vous ? repritBoisfleury.

– Hector, chevalier de Castirac.

– D’où venez-vous ?

– Je n’en sais rien. Pas plus que je nesais où je suis, répliqua le Gascon.

– N’essayez pas de tromper la justice,dit le président qui dardait ses petits yeux gris sur lechevalier.

L’esprit, qui est l’apanage de la racegasconne, et ne l’abandonne que rarement, revint au secours dupauvre chevalier.

– Monseigneur, dit-il, j’ai pour lajustice non seulement le plus grand respect, mais j’ai encore enelle une confiance absolue.

Ces mots firent tressaillir Boisfleury.

D’abord le Gascon lui donnait dumonseigneur, ce qui le flattait ; ensuite, un hommequi a confiance en la justice ne saurait la craindre.

Cependant, en bon juge criminel qu’il était,le président Boisfleury poursuivit :

– Prenez garde ! n’essayez pasd’égarer la justice par des mensonges. On vous a trouvé ivre-mortdans la rue.

– Ah ! vraiment ? fit leGascon.

– En léthargie, plutôt, dit lebarbier.

Ce mot était inconnu du Gascon, lequel n’étaitpas très lettré.

– Je ne sais pas ce que c’est que ça,dit-il.

– Passons, fit le président. On vous adonc trouvé en léthargie et il a fallu que monsieur que voilà, etqui est barbier de son état, vous donnât un coup de lancette pourvous éveiller.

– Je ne comprends toujours pas comment jesuis ici, dit le Gascon, et je voudrais que la justice, qui protègele faible contre le fort, prît ma cause en main.

– Mais ! fit le présidentBoisfleury.

– Je suis tombé dans un véritableguet-apens, reprit le chevalier de Castirac.

– Comment cela ?

– Le prince margrave m’a invité àsouper.

À ce mot, le président Boisfleury fit unvéritable soubresaut.

– Le prince allemand ? dit-il.

– Oui, monseigneur.

Chose bizarre ! le président Boisfleuryavait depuis deux jours les nerfs agacés par tout ce qu’ilentendait dire sur le margrave.

Et comme après tout, un criminel luisuffisait, pourvu qu’il le trouvât, il se dit que peut-être cethomme avait raison et qu’au lieu d’être le coupable, il était lavictime.

Il adoucit donc un peu la voix etdit :

– Voyons, si au lieu d’avoir à vouspunir, la justice vous doit aide et protection, elle ne faillira àson devoir : racontez-moi ce qui vous est arrivé et comment ilse fait qu’on vous ait trouvé ivre-mort dans la rue.

– En léthargie, rectifia le barbier.

M. Boisfleury eut un petit gested’impatience mais il ne daigna point répondre à maître Révol et ilattendit la réponse du Gascon.

Le chevalier poursuivit.

– Le prince est un vieux fou qui a desidées de l’autre monde. Il est fabuleusement riche… plus riche quele roi.

– Ah ! vraiment ? fitdédaigneusement Boisfleury.

– Il a eu une idée bien étrange,monseigneur, comme vous allez voir. Il a fait savoir aux quatrecoins de Paris qu’il se voulait marier.

– Quel âge a-t-il ?

– Soixante et dix ans.

Boisfleury haussa les épaules.

– Après ? dit-il.

– Et que toutes les filles à marier sepouvaient présenter à lui : il choisirait la plus belle etl’épouserait.

– Tout cela ne m’explique pas…

– Attendez donc, monseigneur.

Et le chevalier, qui commençait à sefamiliariser singulièrement avec la justice, pensa que mêler un peude roman à l’histoire n’était pas chose à dédaigner.

Aussi reprit-il :

– Il faut vous dire, monseigneur, quej’ai une sœur qui est fort belle, aussi belle que sage, et qui ferale bonheur d’un galant homme.

– Ah ! ah ! dit Boisfleury.

– Les Gascons ne sont pas riches,continua le chevalier, et l’idée m’est venue hier de présenter masœur au margrave, pensant que si elle devenait princesse, elleaurait assez d’or et de dignités pour relever notre maison, qui estcontemporaine de Noé, le premier vigneron du monde.

Un semblant de sourire effleura les lèvres deBoisfleury.

– Après ? dit-il encore.

– J’ai donc présenté ma sœur au margrave,hier soir.

– Et il l’a trouvée belle ?

– Si belle, qu’il a fait fermer lesportes de son hôtel et m’a juré qu’il ne voulait pas d’autre femmequ’elle.

– Et puis ?

– Et puis il m’a invité à souper. Alors,je me souviens que j’ai bu d’un certain vin qui m’a tout à coupbrûlé la poitrine, mes oreilles se sont mises à bourdonner, mestempes à battre, et je suis tombé à la renverse.

– Le vin contenait un narcotique sansdoute, hasarda le barbier.

– Que vous est-il arrivé ensuite ?demanda Boisfleury.

– Je ne me souviens plus de rien.

– Le margrave vous a-t-il donné del’argent ?

– Non.

– Alors, dit Boisfleury, qui reprit unfront sévère, comment se fait-il qu’avec des habits aussimisérables que ceux que vous portez, vous ayez de l’or plein lespoches ?

Et le président alla prendre sur la cheminéela bourse du chevalier, qui regorgeait de pièces d’or.

Mais le Gascon ne se déconcerta pas pour sipeu.

– Ah ! ceci, monseigneur, dit-il,est une autre histoire.

– Plaît-il ?

– Une histoire encore plus curieuse quecelle du margrave.

– Prenez garde ! répéta leprésident, si vous cherchez à égarer la justice…

– Au contraire, je la sers.

Et le Gascon eut un air de sincérité quiséduisit le président Boisfleury, dont le front se rasséréna et quilui dit :

– Parlez donc !

– Ma foi ! pensa le chevalier, voiciune belle occasion de me venger de ce rustre de Guillaume, moitiébourgeois, moitié homme d’épée, et qui m’a malmené ni plus ni moinsque si j’eusse été un petit garçon.

– Apprêtez-vous à écrire, dit Boisfleuryen regardant le barbier.

Le greffier improvisé avait repris saplume.

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