La Femme immortelle

Chapitre 19

 

 

L’obscurité, nous l’avons dit, régnait dans lachambre où se trouvaient le marquis de la Roche-Maubert etl’intendant.

Mais, à l’accent sarcastique de ce dernier, ondevinait que son visage devait avoir une expression infernale.

– Monsieur le marquis, dit-il, la chosen’est pas commune, n’est-ce pas ? Un serviteur qui parle deson maître aussi peu révérencieusement que moi ?

– En effet, dit le marquis, cela n’estpas très fréquent ; mais continuez, de grâce, cher monsieurConrad.

– Je ne veux pourtant pas que vous mejugiez mal, monsieur, et c’est pour cela que je vais tout de suitevous dire que l’histoire que je vais vous raconter, je la tiens demon père.

– Ah !

– Mon père était comme moi au service dumargrave, et il m’a laissé des mémoires.

– Eh bien, fit le marquis avecimpatience, voyons les mémoires de monsieur votre père.

– Je commence donc. Mon père et lemargrave étaient à peu près du même âge.

« Ils arrivèrent ensemble à Paris, et comme lemargrave était pauvre comme Job, tout serviteur qu’il était, monpère était un peu son ami.

« Ils venaient à Paris, le prince pourrevendiquer certaine indemnité de guerre qui avait été stipulée, enfaveur de la famille à la suite de la guerre de Trente ans, maisqui n’avait jamais été payée ; mon père, s’attachant à lamauvaise fortune de ce souverain sans souveraineté et espérant desjours meilleurs.

« Au bout de six mois de démarches de toutenature, le prince margrave de Lansbourg-Nassau n’avait encore rienobtenu.

« Il avait vu les ministres qui l’avaientrenvoyé au roi et le roi qui l’avait renvoyé à ses ministres.

« Les écus devenaient rares dans sa bourse, etle jour où cette bourse serait complètement à sec était proche.

« Mais, un matin, le prince, qui était sortide très bonne heure, revint à la méchante auberge où il logeait etoù on lui avait fait comprendre qu’on ne pouvait plus legarder ; tout rayonnant de joie et d’espoir, il frappa surl’épaule de mon père et lui dit :

« – Nous allons devenir riches.

« Mon père crut que la fameuse indemnité deguerre allait être payée ; mais il n’en était pasquestion.

« Il s’agissait bien de cela envérité !

« Et cependant le prince tira de sonescarcelle une pile de louis et il paya ce qu’il devait àl’auberge, à la grande joie et à la courte honte de l’hôtelier quilui avait refusé crédit.

« Puis il commanda à mon père de réunir leurshardes, de fermer leurs valises et de s’apprêter à partir.

« Mon père demanda s’ils quittaientParis ; mais le margrave ne lui répondit pas.

« Ils attendirent la nuit.

« Quand le couvre-feu fut sonné, tous deuxquittèrent l’hôtellerie à pied.

« Mon père portait les valises sur son dos etle prince ne dédaigna pas de se charger de quelques menuspaquets.

« Ils descendirent ainsi jusqu’au bord del’eau.

« Là, le prince mit deux doigts sur sa boucheet fit entendre un coup de sifflet.

« Alors une barque se détacha de la riveopposée, traversa lentement le fleuve et vint accoster à leurspieds.

« Cette barque était montée par deux hommesdont le visage était couvert d’un loup de velours noir.

« Sans doute qu’ils attendaient le prince etson compagnon, car ils ne dirent pas un mot, et aussitôt queceux-ci furent embarqués, ils poussèrent au large.

« Mon père voulut encore demander où ilsallaient ; mais le prince lui imposa silence, et la barquedescendit au fil de l’eau.

« Une demi-heure après, elle passait sous lepont Saint-Michel et venait raser les murailles grises d’unevieille maison dont les assises plongeaient dans le fleuve.

« Alors, elle s’arrêta.

« En même temps, une fenêtre qui était presqueau niveau de l’eau s’ouvrit.

« La fenêtre ouverte, le prince en enjambal’entablement, et mon père le suivit.

« Ils se trouvèrent alors dans une obscuritéprofonde.

« Mais mon père entendit des chuchotements. Ilcrut distinguer comme une voix de femme et comprit que le princeétait conduit par la main.

« Puis, une porte s’ouvrit devant eux.

« Alors la lumière succéda à l’obscurité, etmon père s’arrêta tout étonné.

« Il était au seuil d’une salle de dimensionsordinaires, mais entièrement ronde et voûtée.

« On eût dit qu’il se trouvait sous la coupolede quelque vaste édifice.

« Les murs n’avaient pas de fenêtre.

« Une lampe, qui descendait de la voûte,projetait autour d’elle une lumière douteuse.

« Cependant, à sa lueur, mon père put voir lesobjets environnants.

« Il aperçut des cornues, des alambics, unmouton vivant attaché au mur par une chaîne, une table chargée devieux livres, de parchemins, et dans un coin, une autre table surlaquelle se trouvait un autre mouton.

« Celui-là avait été égorgé et son sangcoulait goutte à goutte dans un bassin d’argent placé audessous.

« À peine étaient-ils entrés qu’une femmeparut.

« Elle était jeune, si on s’en rapportait à sadémarche et à sa tournure.

« Elle était belle, si on en jugeait par lesboucles luxuriantes d’une chevelure blonde qui retombaientconfusément sur ses épaules demi nues.

« Mais il était impossible de voir son visage,lequel était couvert d’un masque au travers duquel brillaient deuxyeux d’un noir éclatant.

« Elle salua le prince d’un geste.

« Puis elle regarda mon père.

« – C’est le serviteur dont je vous ai parlé,dit-il.

« La femme masquée s’inclina.

« Alors le margrave se tourna vers monpère :

« – Hermann, lui dit-il ; nous sommesentrés dans le temple de la Fortune. Nous sortirons d’ici aussiriches que nous voudrons, mais nous jouons notre vie…

« – Ah ! fit mon père avecindifférence.

« – Nous serons les rois du monde ou nousserons brûlés vifs comme des sorciers, ajouta le prince. Si tu aspeur, dis-le, et va-t’en.

« – Non, répondit mon père.

« Et il resta.

« – Après ? fit le vieux marquis de laRoche-Maubert que ce récit intriguait et qui se sentait intéresséau plus haut degré.

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