La Femme immortelle

Chapitre 10

 

 

Le chevalier d’Esparron, toujours calme,toujours impassible, prit dans la poche de sa veste un petitinstrument qu’il montra à Philippe d’Orléans et que celui-cireconnut pour être une lancette de chirurgien.

– Que veux-tu donc faire de cela ?fit le prince.

– Prouver à Votre Altesse que j’ai mentiau marquis de la Roche-Maubert.

– Mais comment ?

– Votre Altesse est convaincue, n’est-cepas, que j’ai au cou la morsure d’un vampire ?

– Dame !

– Qui s’abreuve de mon sang depuis troismois ?

– C’est possible.

D’Esparron alla se placer devant une glace,ouvrit la lancette, l’approcha de son cou et se fit jaillir unegoutte de sang qu’il essuya avec son doigt.

Puis, revenant au Régent.

– Maintenant, monseigneur, dit-il, queVotre Altesse décide laquelle de ces deux piqûres est lapremière.

En effet, celle qu’il venait de se faire avecla lancette était à côté de la première, et toutes deux avaient lamême profondeur, la même forme, le même aspect.

Un cri échappa au Régent.

– Vous voyez bien, monseigneur, dit lechevalier qui n’avait rien perdu de son calme, que j’avaissimplement dans ma poche, sous la forme de ce petit outil, levampire dont M. de la Roche-Maubert vous a contél’histoire si extraordinaire.

Philippe d’Orléans secouait la tête.

– Je comprends de moins en moins,disait-il.

– C’est pourtant facile, monseigneur.

– Ah ! vraiment ?

– C’est moi qui me suis fait la premièrepiqûre, comme je viens de me faire la seconde, en présence de VotreAltesse.

– Mais… dans quel but ?

Et le Régent regardait toujours d’Esparrond’un œil sévère.

– Monseigneur, répondit celui-ci, jesavais que le marquis de la Roche-Maubert assisterait au souper deVotre Altesse Royale.

– Et c’est pour cela ?…

– C’est pour cela que je suis venu,monseigneur.

L’accent du chevalier était tout à coup devenusolennel, et le Régent en fut frappé.

– Tu connaissais donc lemarquis ?

– Oui, monseigneur.

– Cependant…

– Cependant, il m’a vu, lui, pour lapremière fois. Mais…

Ici le chevalier d’Esparron s’arrêtaencore.

Puis il retira de son sein le médaillon que leRégent avait examiné déjà.

– Mais, acheva-t-il, cette femme-là leconnaît…

– Tu conviens donc de la vérité de sesparoles ?

– Oui et non, monseigneur.

Le Régent secoua encore la tête :

– Mais explique-toi donc, chevalier,fit-il.

– Monseigneur, répliqua d’Esparron, lafemme que j’aime a vingt ans.

– Cependant le marquis l’a reconnue…

– C’est possible.

– Et c’est bien celle qui l’a aimé, morduau cou et s’est abreuvée de son sang, voici plus de quaranteans ?

– Oui et non, monseigneur.

– Chevalier, tu parles comme le sphinxantique.

– C’est que je ne puis m’expliquerdavantage, monseigneur.

– Même si je l’exige ?

Une expression de tristesse mélancolique serépandit sur le visage du chevalier.

– Monseigneur, dit-il, je suis un pauvrecadet de Provence qui n’est devenu quelque chose que par labienveillance et la très haute protection de Votre Altesse, etcependant j’aurai le courage de répéter : je ne puism’expliquer davantage aujourd’hui.

– Ah ! aujourd’hui ?

– Oui, monseigneur.

– Mais… demain…

– Demain, peut-être, poursuivit lechevalier, si je fais appel à la justice du Régent de France, VotreAltesse ne me refusera pas.

– On te doit donc justice ?

– Pas à moi, monseigneur.

– À qui donc ?

– À la femme dont Votre Altesse a vu leportrait.

– Contre qui ?

– Contre ce vieillard, à l’airrespectable, aux cheveux blancs comme neige, monseigneur.

– Le marquis de laRoche-Maubert ?

– Oui, monseigneur.

– Diable, fit le Régent, mais sais-tubien une chose, chevalier ?

– Laquelle ?

– C’est un parent de Dubois.

– Je le savais, monseigneur.

– Et si tu me brouilles avec mon compère,tu m’attireras mille soucis.

– Aussi, monseigneur, ne viens-je pasdemander à Votre Altesse de frapper.

– Ah !

– Mais de ne point châtier ceux quifrapperont.

– Mais, chevalier…

– Monseigneur, dit encore le jeune homme,Votre Altesse a plus d’une fois couru, en ma compagnie et celle deMM. de Simiane et de Nocé les rues de Paris, la nuit, lenez dans son manteau.

– Certes, oui, dit le Régent ; etsouvent nous nous sommes amusés, chevalier.

– Eh bien ! monseigneur, si jesuppliais Votre Altesse de prendre son manteau ?…

– Bon !

– D’en ramener un pan sur son visage etde me suivre ?

– Où me conduirais-tu ?

– Durant mon prétendu sommeil, VotreAltesse n’a-t-elle pas dit qu’elle voulait à tout prix savoir oùj’allais ?

– Oui.

– Eh bien, Votre Altesse le saura.

– Et je verrai le vampire !… pardon,la femme que tu aimes ?

– Oui, monseigneur.

– Tope ! dit le Régent, cela me va.La marquise a mal aux nerfs, ce soir, elle se passera de ma visite.Viens par ici.

Et le Régent, passant subitement à une joied’écolier, entra dans une pièce voisine où il prit son épée et sonmanteau.

– Viens, dit-il alors au chevalier, entirant de sa poche la clef de la porte dérobée.

Dix minutes après, le chevalier d’Esparron,conduisant Philippe d’Orléans, lui faisant longer la rueSaint-Honoré jusqu’à la place du Châtelet, puis, là, il le faisaitdescendre au bord de la rivière, en aval du pont au Change.

En mettant deux doigts sur sa bouche, ilsifflait.

En même temps, une barque, cachée sous une desarches du pont, s’avança rapidement.

Deux hommes la montaient, et ces deux hommesétaient masqués.

– Tu vois bien, s’écria le Régent, que cesont là les deux bateliers dont parlait le marquis.

– C’est possible, répondit d’Esparron,mais si Votre Altesse veut toujours bien me suivre, elle en verrabien d’autres.

– Je te suivrai jusqu’au diable, réponditPhilippe d’Orléans.

Et il sauta lestement dans la barque.

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