La Femme immortelle

Chapitre 25

 

 

L’assurance de madame Edwige était telle quele margrave, dominé, n’avait fait aucune objection.

Le carrosse roula bruyamment dans la rueSaint-Honoré et parut se diriger vers la place du Châtelet.

– Je devine où nous allons, dit alors lemargrave ; nous nous rendons au Marais ?

– Je ne sais pas, répéta madameEdwige.

– Le Marais, continua le prince, surtoutla place Royale, était, il y a quarante ans, le quartier du belair. Cette chère petite, en sa qualité d’étrangère, retardesur la mode de quarante années environ.

Et, ce disant, le vieillard, redevenu jeune,secoua quelques grains de tabac éparpillés sur son jabot.

Le carrosse arriva ainsi jusqu’à la place duChâtelet.

Mais là, il fit un demi-tour et, au lieud’entrer dans la rue Saint-Antoine, il descendit vers larivière.

– Oh ! oh ! fit le margrave,demeurerait-elle donc de l’autre côté de l’eau ?

– Je ne sais pas, répéta madame Edwigepour la seconde fois.

La Seine avait, des ponts, mais n’avait pasencore de quais.

Çà et là, sur des berges naturelles, entredeux ponts, croissaient des peupliers et des ormes ; et lespêcheurs amarraient leurs bateaux après leurs troncs.

L’étonnement du margrave fut grand, quand ilvit le carrosse, au lieu de s’engager sur le pont au Change,prendre une route frayée par les pêcheurs et les mariniers quihalaient leurs bateaux avec des chevaux, et descendre au bord de larivière.

– Mais où diable allons-nous ? ditencore le margrave.

– Je ne sais pas.

Et madame Edwige se retrancha derrière cettenégation.

Arrivé au bord de l’eau le carrosses’arrêta.

Alors le margrave mit la tête à laportière.

La nuit était venue, calme, silencieuse, unpeu sombre et un givre pénétrant se dégageait du brouillard.

Quelques rares lanternes réfléchissaient leurlumière rouge dans l’eau qui coulait sans bruit.

Cette heure, ce lieu désert, ce singuliervoyage eurent alors le privilège d’évoquer dans l’esprit affaiblidu margrave tout un monde de souvenirs.

– Mon Dieu ! dit-il, mais ne suis-jepas le jouet d’un rêve, Edwige ?

– Vous êtes parfaitement éveillé réponditla gouvernante.

– Cela me rappelle Janine.

– Quelle Janine ?

– La sorcière qui faisait de l’or.

– C’est donc ici qu’on l’abrûlée !

– Non, mais c’était ici qu’elle donnaitses rendez-vous.

– Ah !

– Les hommes à qui elle avait tourné latête, poursuivit le margrave, venaient ici à pied ou envoiture.

– Et ils y attendaient lasorcière ?

– Non, mais une embarcation qui devaitles conduire auprès d’elle.

– Vraiment ?

– Un coup de sifflet se faisait entendre…puis…

Le margrave fut interrompu en ce moment.

Le cocher venait de prendre un sifflet à saceinture et d’en tirer un son aigu.

Au même instant, un bruit semblable s’étaitfait entendre dans le lointain, de l’autre côté de la rivière.

– Toujours comme du temps de Janine, fitle margrave avec un léger tremblement dans la voix.

– Oui, dit madame Edwige, mais Janine estmorte ?

– Parbleu ! je l’ai vu réduire encendres.

– Alors ce ne peut être elle qui vousdonne rendez-vous…

– Non, et cependant…

Le margrave s’arrêta et ne put réprimer unfrisson.

– Eh bien ? fit madame Edwige.

– Janine avait coutume, en son vivant, dedire qu’elle était immortelle.

– Oui, monseigneur, reprit madame Edwigeen haussant les épaules ; mais je prenais Votre Altesse pourun esprit au dessus de pareilles niaiseries.

– Sans doute, sans doute, dit lemargrave, mais… ce rapprochement… à quarante années de distance…est au moins bizarre…

Il fut encore interrompu.

Après le coup de sifflet, un autre bruit sefaisait entendre.

Cette fois, il était facile de reconnaîtredeux avirons tombant à l’eau et frappant le flot avec unerégularité monotone.

Le margrave s’était mis à trembler.

– Toujours comme du temps de Janine,murmura-t-il.

Et pris d’une subite impatience, il sortitbrusquement du carrosse.

Madame Edwige le suivit.

– Pourquoi m’avez-vous conduit ici ?demanda le margrave en s’adressant au cocher.

Le cocher se pencha vers lui et réponditquelques mots dans une langue inconnue au prince allemand.

Le bruit des avirons devenait de plus en plusdistinct et bientôt on vit quelque chose de noir qui glissait à lasurface du fleuve.

C’était une barque.

Madame Edwige était toujours auprès dumargrave et ne soufflait mot.

La barque toucha la berge.

Alors le margrave vit deux hommes quiéchangeaient des signes mystérieux avec le cocher du carrosse.

– Encore comme du temps de Janine,murmura-t-il.

– Monseigneur, dit froidement madameEdwige, je vous croyais plus hardi.

– Mais…

– Si vous avez peur, retournons àl’hôtel.

– Peuh ! dit le margrave, en posantla main à la garde de son épée.

– Alors, dit madame Edwige, allezjusqu’au bout. Je vous dis qu’une femme jeune, belle et riche, vousattend. Allez-vous donc hésiter, parce qu’un vieux souvenir voustraverse l’esprit, et n’y a-t-il donc eu en ce monde qu’une femmese servant d’une barque pour un rendez-vous galant ?

Cette observation était pleine de justesse etle margrave eut honte de sa faiblesse.

– Me suis-tu toujours ? dit-il àmadame Edwige.

– Toujours, monseigneur.

– Eh bien, allons.

Et il se dirigea vers la barque.

Les deux hommes qui la montaient étaientmasqués.

– Oh ! s’écria le margrave, encorecomme du temps de Janine.

Madame Edwige ne lui répondit pas.

Ce que voyant, le margrave monta dans labarque et la gouvernante l’y suivit.

Alors les deux avirons retombèrent à l’eau etla barque glissa sur le fleuve, se dirigeant vers la rive opposéeet passant sous les tours noires du vieux Châtelet.

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