La Femme immortelle

Chapitre 26

 

 

Tandis que le margrave se laissait entraînerpar madame Edwige, ou plutôt, un peu auparavant, un cavalier,enveloppé dans son manteau et marchant d’un pas rapide, traversaitla Seine au pont Neuf et gagnait le pays Latin.

C’était le chevalier d’Esparron qui revenaitdu Palais-Royal et se dirigeait en toute hâte vers la rue del’Hirondelle.

Malgré son nom sinistre, la rueGît-le-Cœur, à laquelle celle de l’Hirondelle estperpendiculaire, était une rue paisible et peuplée de braves gensqui ne se mêlaient absolument que de leurs affaires et secouchaient de bonne heure.

Ordinairement, quand le chevalier d’Esparronrentrait après dix heures du soir, il ne rencontrait personne surson chemin.

Aussi, ce soir-là, et bien qu’il fût près deminuit, le chevalier fut-il étonné de voir deux hommes quicheminaient à petits pas devant lui et s’arrêtaient précisément aucoin de la rue de l’Hirondelle.

Comme le chevalier, ils avaient de grandsmanteaux qui les enveloppaient de la tête aux pieds.

Une vague inquiétude s’empara deM. d’Esparron.

Il était brave, cependant, jusqu’à latémérité, mais en ce moment, ce n’était peut-être pas pour lui-mêmequ’il avait peur.

Il s’arrêta donc un moment, comme s’étaientarrêtés ces deux hommes qui parlaient tout bas et il eut même bonneenvie de rebrousser chemin jusqu’à la berge de la rivière.

Mais son hésitation ne fut pas de longuedurée ; le chevalier n’avait jamais reculé, et puis il portaitsous son manteau son épée qui lui battait les mollets.

Il se remit donc en marche et passa devant cesdeux hommes.

Mais, en ce moment, l’un d’eux lui prit lebras et dit tout bas :

– Hé ! camarade ?

Le chevalier s’arrêta ; et, bien que lanuit fût obscure, il regarda ces deux hommes et put constaterqu’ils lui étaient parfaitement inconnus.

– Que me voulez-vous ? dit-il.

– Bon ! répondit celui qui lui avaitpris le bras, ce que c’est que d’avoir la vue basse. Excusez-moi,monsieur, je vous ai pris pour Porion.

Ce nom fit tressaillir le chevalier.

Porion n’était pas un inconnu pour lui.C’était un agent de police très habile, que le cardinal Duboisemployait souvent et qui avait même joué un grand rôle, lors de laconspiration Cellamare.

M. d’Esparron eut alors une inspiration,et devinant que ces gens-là étaient apostés là par Porion, ilrépondit :

– Je ne suis pas Porion, mes drôles, maisje suis au dessus de lui, et si vous avez quelque rapport de policeà me faire, vous pouvez parler…

Les deux hommes se regardèrent.

– Connaissez-vous cela ? dit encorele chevalier.

Et il tira de sa poche un objet qu’il leur mitsous les yeux en les attirant sous la lanterne qui était placée àl’entrée de la rue.

L’objet qu’il montrait était une petite clefen forme de croix latine, et faite d’or massif.

Il y avait douze clefs comme ça qui couraientsinon le monde, au moins Paris, et voici l’histoire de ces douzeclefs.

Quand monseigneur Philippe d’Orléans étaitdevenu régent de France, il avait des favoris comme Nocé, comme lemarquis de Simiane, qui étaient quelque peu mauvais sujets et qui,courant les rues la nuit, s’exposaient à des aventures désagréableset avaient presque toujours maille à partir avec le guet et lessergents du lieutenant de police.

Le Régent, qui prenait les choses de très hautet ne voulait pas qu’on molestât ses amis, fit un jour venir lelieutenant de police et lui dit :

– Monsieur, je viens de faire faire douzeclefs dont voici le modèle. Ces clefs, qui ne s’adaptent à aucuneserrure, ouvriront cependant toutes les portes ; c’est à direque j’entends que ceux qui en seront munis soient respectés etn’aient aucun démêlé avec vos agents.

Il y avait bien deux ou trois ans que cesclefs, distribuées par le Régent à ses amis, étaient encirculation, et non seulement ceux qui en étaient porteurspassaient où ils voulaient, la nuit, mais encore ils requéraientl’aide des sergents et des policiers, au besoin.

M. d’Esparron avait une de ces clefs.

Les deux agents de police s’inclinèrent enl’apercevant, et celui-là même qui avait appelé le chevaliercamarade, lui donna aussitôt du monseigneur.

– Veuillez nous excuser, monseigneur,dit-il, mais la nuit est si noire qu’on prend aisément un grandseigneur pour un drôle de notre espèce.

– À la bonne heure ! dit lechevalier en riant, il me semble que vous vous rendez justice.

Les deux policiers étaient de vils flatteurs,ils se mirent à rire.

– Que faites-vous donc ici, mesdrôles ? reprit le chevalier.

– Nous attendons Porion, monseigneur.

– Ah ! ah !

– Et quelle besogne vous a-t-il donnée cedrôle de Porion ?

Les deux hommes se regardèrent de nouveau etparurent hésiter à répondre.

D’Esparron tira de sa poche deux pistoles etles leur donna.

– Tenez, dit-il, voilà pour boire à masanté.

L’or fut irrésistible de tous temps.

Les deux coquins échangèrent un nouveauregard, puis celui qui avait parlé le premier, répondit :

– Monseigneur, Porion nous a donnél’ordre de surveiller cette rue.

– La rue de l’Hirondelle ?

– Oui, et cette maison.

En même temps, il désignait du doigt la maisondu bourgeois Guillaume.

D’Esparron ne sourcilla pas.

– Qu’est-ce donc que cette maison ?fit-il.

– Nous ne savons pas.

– Ah !

– Il nous a dit de remarquer les gens quientreraient et sortiraient ; et si parmi eux, il y avait unefemme, de l’appréhender au corps et de l’arrêter.

– Fort bien, est-ce tout ?

– Nous ne savons pas autre chose.

– Eh bien, mes enfants, si vous m’encroyez, vous irez boire les deux pistoles que je viens de vousdonner.

– Mais… monseigneur…

– Il y a un cabaret sur la berge, à deuxpas d’ici, où le vin est très bon.

– Mais monseigneur, dit l’autre agent,Porion doit nous rejoindre ici.

– Quand ?

– À minuit.

– Il n’est que onze heures, vous avez letemps…

Et pour leur prouver que le conseil qu’il leurdonnait était un ordre, d’Esparron ouvrit son manteau, laissa voirla coquille de son épée et ajouta :

– Moi aussi j’ai affaire ici, non danscette maison mais dans une autre, et comme je ne vous veux pointmettre dans la confidence de mes amours… au large, mesdrôles !

Et le chevalier d’Esparron tira à demi sonépée du fourreau.

Les deux agents de Porion prirent lafuite.

Alors le chevalier se dirigea d’un pas rapidevers la maison, murmurant :

– C’est le président Boisfleury quicertainement a mis tous ces gens-là à nos trousses.

Il avait une clef de la maison, et la portecéda sur-le-champ et se referma sur lui.

Seulement le chevalier ne soupçonnait pointque les deux hommes de Porion, après avoir pris la fuite étaientrevenus sur leurs pas, et que blottis sous le porche ténébreuxd’une porte, au coin de la rue Gît-le-Cœur, ils venaient de le voirentrer.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer