La Femme immortelle

Chapitre 13

 

 

C’était le bon temps, alors ; un soldatfaisait son chemin par les femmes et ne s’en cachait guère.

Le sergent Lafolie était même si imbu de cesprincipes, empreints d’une douce philosophie, qu’il oublia commentet pourquoi il se trouvait là, et, alléché par ce luxe princier quil’entourait, il songea quelque peu à son avenir.

Donc, voluptueusement allongé sur l’ottomane,salissant la soie dont elle était recouverte avec ses bottes decuir graissé, il reprit ainsi la parole :

– Je te disais donc que le métier desoldat m’ennuyait.

– Bon ! fit Jeanne.

– Je voudrais vivre tranquille, avec del’argent dans mes poches…

– Après ?

– Et puisque tu vas devenir princesse, situ es une bonne fille, tu m’aideras à mener cette vie-là.

– Je ne demande pas mieux.

– Je voudrais donc que tu me fisseshommage de quelques pistoles.

– Aussitôt que j’en aurai.

– Pourquoi pas tout de suite ?

– Mais, dame… parce que j’en ai pasencore…

– Est-ce bien vrai ce que tu dislà ?

– Je te le jure.

– Soit, je te crois. Alors, causons de lasituation que tu comptes me faire.

– Eh bien, répondit-elle naïvement, quandje serai princesse, je dirai à mon époux que tu es un de mesparents.

– Soit.

– Que tu es malheureux…

– Fort bien.

– Et il te donnera vingt ou trente millelivres, avec lesquelles tu iras vivre dans notre pays.

– Non pas, ce n’est point ce que jeveux.

– Que veux-tu donc ?

– Je veux rester auprès de toi.

– Quelle folie !

– Tu me feras passer pour ton frère, sibon te semble.

– Mais j’en ai déjà un, dit laBayonnaise, qui songea en ce moment au chevalier.

– Ah ! oui… ce Gascon…

– Précisément, dit-elle.

– Eh bien, comme ce Gascon me déplaît, tule congédieras.

– Mais c’est impossible.

– Pourquoi donc ?

– Mais parce que… c’est lui… qui… m’aamenée ici…

– Ah ! ah ! ah !

Et le soudard se mit à rire bruyamment.

– Mais tais-toi donc, s’écria Jeannealarmée, on peut venir… et alors… je suis perdue…

– Si tu veux que je me taise, promets-moide me laisser auprès de toi.

– Mais, fit-elle éperdue, puisque jet’offre une fortune, pourquoi ne préfères-tu pas t’enaller ?

Le sergent se redressa et se mit à friser samoustache.

– Voici la chose, dit-il. J’ai unrevenez-y d’amour…

– Plaît-il ?

– Tu n’as jamais été aussi belle…

Malgré son émotion et son angoisse, laBayonnaise se mit à rire au nez du sergent.

– Oh ! dit-elle, tu te trompes, moncher.

– Hein ? fit-il à son tour.

– Quand l’amour est parti, il ne revientpas. J’aimerais mieux accueillir le premier amoureux venu…

Les joues du sergent s’empourprèrent.

– Ah ! c’est ainsi, dit-il, tu faisfi de moi ?

– Non, mais je ne t’aime plus.

– Tu m’aimeras !

– Jamais !

Il allait l’étreindre dans ses bras lorsque,se réfugiant derrière une table, elle lui dit :

– Mais, malheureux, avant de faire unscandale, avant de me forcer à crier au secours, réponds-moi,comment es-tu ici ?

Il y avait dans cette question un tel accentd’autorité que le sergent se dégrisa quelque peu.

– Ah ! c’est juste, dit-il,j’oubliais de te le dire… c’est une bonne dame qui m’a faitentrer.

– Une dame ?

– Oui.

– Madame Edwige !

– Je crois que c’est son nom.

– Et elle t’a conduit ici.

– C’est à dire qu’elle a commencé par medonner à souper, puis elle a soulevé le tapis et, par un troupratiqué dans le plancher elle m’a montré ton futur époux, tonprétendu frère et toi-même qui soupiez joyeusement.

La Bayonnaise jeta un cri.

– Et elle t’a ensuite conseillé defrapper à cette porte ?

– Sans doute.

– Alors nous sommes perdus !

– Qu’est-ce que tu chantes-là ?

– La vérité, dit la Bayonnaise :cette femme est mon ennemie… et à l’heure où nous parlons, il y asans doute des gens qui nous voient… qui nous écoutent…

– Eh bien, tant mieux ! dit lesergent ; en attendant que le ciel s’écroule, laisse-moi teprendre un baiser.

Il était ivre-mort, et tout tournait autour delui.

Il voulut cependant s’élancer vers elle ;mais elle prit la fuite et se mit à tourner autour de la table.

Il essaya de la rejoindre et de la saisir,mais à mesure qu’il tournait, les murs et les meubles semblaienttourner en sens inverse…

Et tout à coup il tomba.

Il tomba comme s’il avait été foudroyé, tantl’ivresse acquit un subit empire sur lui.

Jeanne était sauvée de son ivresse…

** * *

– Eh bien ? monseigneur, dit alorsmadame Edwige en regardant le margrave.

– Eh bien, répondit-il, tu vas appelerConrad.

Madame Edwige referma le parquettransparent.

Puis elle frappa sur un timbre.

Conrad parut.

– Appelle mes pages, dit le margrave etcommande-leur de jeter à la porte cette gourgandine et cesoudard.

Conrad s’inclina.

Mais comme il allait sortir, madame Edwige ditencore :

– Et l’autre ?

– Le Gascon ?

– Oui, qu’est-ce que Votre Altesse veutqu’on en fasse ?

Le margrave était prince et les princes sontingrats. Il oublia en ce moment que grâce au chevalier de Castiracil avait pu braver une heure les colères de madame Edwige.

– Eh bien, dit-il, portez le Gascondehors et mettez-le dans le ruisseau. Il achèvera de cuver son vinau grand air !

Et Conrad sortit pour exécuter les ordres deson maître.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer