La Femme immortelle

Chapitre 29

 

 

– Tu vas voir, poursuivit Janine, quelleétait cette race maudite des Lansbourg-Nassau.

« Ce même homme qui avait ruiné mon aïeul sefut bientôt ruiné lui-même.

« Il était ivrogne et joueur.

« Pris de vin, il demandait un cornet et lesdés : les dés et le cornet en mains, il engageait royalementcomme enjeu un des châteaux qu’il avait volés à ma famille.

« Un matin il se trouva pauvre et endetté.

« Alors comme aujourd’hui, ceux qu’avaittrahis la fortune et qui espéraient encore en elle venaient à Parisoù ils espéraient la retrouver.

« Ruiné, perdu dans l’esprit de l’empereur sonmaître, le margrave tourna les yeux vers Paris.

« À ce moment là, Éléonore Galigaï était aufaite de sa puissance et son mari gouvernait le royaume.

« Mon aïeule, je te l’ai dit, avait été mariéepar elle à un seigneur italien qui avait sa place à la cour deFrance.

« Le seigneur italien, mon aïeul, se nommaitMattéo ; les notes de famille qu’on m’a laissées ne portentpas d’autre nom. Il fut chargé d’un message à la cour del’empereur, par le maréchal d’Ancre, alors son premier ministre, etce fut au retour de ce voyage que traversant les montagnes du Tyrolil fit rencontre du chevalier de Flavicourt.

Ce nom, que Janine prononçait pour la premièrefois, fit faire à d’Esparron un geste de surprise.

Janine se prit à sourire :

– Le chevalier de Flavicourt et lemargrave de Lansbourg-Nassau ne faisaient qu’un, dit-elle. C’étaitle nom qu’il avait adopté pour venir à Paris et se dérober auxpoursuites des juifs à qui il avait emprunté des sommesconsidérables, tandis qu’ils le croyaient riche encore et alorsqu’il était déjà ruiné.

« C’était un homme à la parole dorée, auxmanières séduisantes, le misérable ; il était doué d’une sortede fascination qui avait été la cause première de la perte du grandseigneur bohême, le père de mon aïeule.

« Mattéo et lui se lièrent.

« Le chevalier de Flavicourt, car je nel’appellerai pas autrement désormais, vint à Paris avec Mattéo etcelui-ci le présenta au maréchal d’Ancre sur l’esprit duquel ilexerça la même fascination.

« Mon aïeule, la mère de Janine, la femme deMattéo par conséquent, éprouva au contraire, dès la premièreentrevue, une profonde répulsion pour cet homme.

« Elle savait que la ruine et la mort tragiquedu seigneur bohême, son père, étaient l’œuvre du margrave deLansbourg-Nassau, mais elle n’avait jamais vu ce misérable, et nepouvait, par conséquent, le reconnaître dans le chevalier deFlavicourt.

« Cependant, elle éprouva tout de suite unesorte d’horreur de cet homme, sentiment bien différent de ceux quele margrave inspirait à Mattéo, car il en avait fait son amiintime, devenant ainsi son âme damnée.

« Le chevalier de Flavicourt fit son chemin àla cour en quelques semaines ; on lui donna un emploilucratif, et il devint le favori du maréchal.

« Bien qu’il eût dépassé la cinquantaine, ilparaissait trente-cinq ans à peine, tant il était bien conservé, etcette apparence de jeunesse eût achevé d’éloigner chez mon aïeulela pensée que cet homme était le meurtrier, l’assassin de son père,car la mort de celui-ci remontait à plus de vingt ans.

« Comblé des bienfaits du maréchal d’Ancre etde ceux d’Éléonore Galigaï, menant une vie de plaisirs et dedébauches, cet homme n’était point satisfait encore.

« Une seule personne ne partageait pasl’engouement général et lui témoignait une froideur dédaigneuse,alors que toutes les femmes l’adoraient.

« Cette personne était mon aïeule, la femme deMattéo, son premier ami à la cour de France, celui à qui il devaitsa seconde fortune.

« Le misérable ne fut point arrêté par cesconsidérations ; mon aïeule le haïssait, il en devintéperdument amoureux, et il osa le lui dire.

« Elle voulut le chasser, le menaçant de toutrévéler à Mattéo.

« Il insista et se jeta à ses pieds.

« Elle le repoussa, il voulut user deviolence.

« Heureusement pour elle, en ce moment Mattéoentra et trouva son ami aux pieds de Janine.

« Toute explication était inutile.

« Ces deux hommes avaient une épée aucôté ; ils descendirent dans la rue, se placèrent sous lesrayons d’une lanterne en engagèrent le fer.

« Le combat fut long, acharné, et Mattéo futvainqueur.

« Son adversaire tomba, frappé d’un coup quiparaissait mortel, et Mattéo remonta chez lui, laissant son ami dela veille, son ennemi maintenant, baignant dans son sang.

« Le lendemain, le corps du chevalier deFlavicourt avait disparu.

« Mattéo, jaloux de son honneur, ne parla àpersonne, pas même au maréchal, son bien-aimé maître, de cettesinistre aventure.

« Quand on lui demandait ce qu’était devenu lechevalier, il répondait que, très épris d’une belle dame enpuissance de mari, il avait pris la fuite avec elle.

« Cette singulière version s’accrédita à lacour de France, et nul ne soupçonna le duel terrible qui avait eulieu entre Mattéo et lui.

« Six mois s’écoulèrent.

« Par une froide nuit d’hiver, Mattéo, quilogeait à la place Royale, comme tous les seigneurs de ce temps-là,fut attaqué par une bande d’escarpes et de tire-laines, à quelquespas de son logis.

« Il se défendit vaillamment, mais ils étaientdix contre lui, et il finit par tomber percé de coups.

« Comme les escarpes le dépouillèrent, sa mortne fut pas attribuée à un autre mobile que le vol.

« Les archers du guet arrivèrent trop tardpour sauver Mattéo, trop tard pour s’emparer de ses assassins, quiavaient pris la fuite emportant ses bijoux et sa bourse.

« Mon aïeule restait donc veuve à trente-cinqans, avec deux filles, l’une qui avait dix ans déjà et qui devaitêtre cette Janine dont tu connais la fin tragique, l’autre encoreau berceau et qui devait être ma mère.

« On oublie vite à Paris, et les météoresdisparaissent avec la rapidité qu’ils ont mise à se montrer.

« Il y avait près d’un an qu’on n’avaitentendu parler du chevalier de Flavicourt, lorsqu’il reparut tout àcoup.

« Il revenait d’Orient, disait-il, et il avaitcessé d’aimer la femme pour qui il avait quitté la cour.

« Mon aïeule, qui pleurait toujours Mattéo,était chez la maréchale un soir, quand le chevalier entra.

« Elle se sentit froid au cœur, une voixsecrète lui cria :

« – Voilà l’assassin de Mattéo !

« Mais elle se sentit frissonner des pieds àla tête, quand il ajouta :

« – Maintenant que les juifs mes créancierssont morts, je puis reprendre mon nom. Je m’appelle le princemargrave de Lansbourg-Nassau !

« L’assassin de Mattéo était aussi l’assassindu grand seigneur de Bohême.

« Et mon aïeule jeta un cri et s’évanouit dansles bras de la maréchale.

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