La Femme immortelle

Chapitre 23

 

 

Revenons au Gascon, le chevalier de Castirac,que le président Boisfleury avait laissé chez lui sous la garde deMarianne, sa vieille gouvernante.

Le président avait pris une bonne précautionpour conserver son prisonnier : il avait commandé à sagouvernante de lui servir à déjeuner, pensant que l’homme qui boitet qui mange n’a nul besoin de liberté.

En cela le président Boisfleury se trompait,comme il se trompait encore en ayant une confiance aveugle dansMarianne.

Non que la brave femme ne lui fût pointattachée, depuis trente années qu’elle le servait, ni qu’elle eûtété capable de lui faire tort d’une obole.

Mais elle était peut-être – justifiant leproverbe qui dit qu’il n’est pas de héros pour son valet de chambre– le seul être qui ne fît aucun cas des talents judiciaires de sonmaître.

Avare comme lui, Marianne prétendait que leprésident mangeait son bien par amour de la justice, qu’il étaitassez vieux pour se retirer du palais et vivre tranquille.

Marianne avait donc frissonné quand leprésident Boisfleury avait parlé de donner à déjeuner auchevalier.

Mais elle avait l’habitude d’obéir, et tout enlevant les yeux et les bras au ciel, quand le président fut parti,elle dressa une table dans cette même salle où avait eu lieul’interrogatoire.

Et, en accomplissant cette besogne, elleregardait le chevalier du coin de l’œil.

Il était grand, il était maigre, et pourachever de le rendre affamé, on lui avait tiré le matin même unepinte de sang.

– Mais cet homme, pensait la vieillegouvernante avec effroi, va nous dévorer tout vivants !

Néanmoins elle plaça sur la table une carcassede poulet, du pain et un petit morceau de bœuf froid etbouilli.

Castirac avait faim, il se mit à table.

Mais, à la troisième bouchée, il dit àMarianne :

– Perdez-vous la tête, mabonne ?

– Hein ? dit Marianne avecaigreur.

– Pensez-vous que je fasse le repas del’âne et que je mange sans boire ?

En même temps, il repoussa la cruche d’eauqu’elle avait placée sur la table.

Marianne ne se déconcerta point :

– Peut-être, dit-elle avec une pointed’ironie, auriez-vous désiré boire du vin ?

– Parbleu !

– Mais cela est impossible !

– Et pourquoi cela ?

– D’abord, M. le président n’en boitpas. Il ne boit que de l’eau, et il dit à cela qu’un juge ne doitjamais s’exposer à voir son cerveau troublé.

– Oui, mais moi qui ne suis pas juge…

– Soit. Mais vous êtes prisonnier, et lesprisonniers ne boivent pas de vin.

– Ah ! la bonneplaisanterie !…

– Vous êtes prisonnier, répéta Marianne,et tant que vous serez ici, votre sort ne sera pas malheureux… maisaprès ?…

– Comment ! après ?

– Vous ne savez donc pas le sort qui vousattend, dit Marianne qui voyait avec un redoublement d’épouvante lechevalier ouvrir une bouche démesurément grande, garnie de dentspointues comme celles des carnassiers.

– Mais, dit naïvement le chevalier, jesuis l’hôte du président, bien plus que son prisonnier.

Marianne eut un sourire de pitiédouloureuse.

– Pauvre jeune homme ! dit-elle.

– Ah ça, que voulez-vous dire, bonnefemme ?

– Que vous êtes jeune.

– Hein !

– Et que vous ne connaissez pas leprésident Boisfleury. Quand une fois, on est entre ses mains, onn’en sort plus.

– Mais…

– Il s’est montré doux, affable avec voustout à l’heure, n’est-ce pas ?

– Comment ! il m’appelait son cherami.

– Eh bien, c’était pour endormir votredéfiance.

– Plaît-il ?

– Assez, poursuivit Marianne qui avaitune idée fixe depuis tantôt cinq minutes, savez-vous bien que leprésident n’a jamais offert un verre d’eau à personne ?

– Bah !

– Et que vous êtes le premier homme à quiil donne à déjeuner ?

– Allons donc !

– S’il fait une chose pareille, c’estqu’il a son but.

– Et ce but quel est-il ?

– D’avoir le temps de courir au palais,chercher des sergents, leur donner une lettre de cachet et lesramener ici, où ils s’empareront de Votre Seigneurie et laconduiront à la Bastille.

Castirac avait écouté Marianne avec un telintérêt, qu’il n’avait plus songé à réclamer du vin, et il avaitbravement bu de l’eau.

Mais, tout en écoutant la bonne femme, ilavait fait disparaître la carcasse de poulet, le morceau de bœuf etle pain d’une livre qui les accompagnait.

Marianne sentait ses cheveux se hérisser etpoursuivait son idée fixe, celle de faire peur au Gascon pour qu’ils’en allât.

Le mot de Bastille avait arraché un légerfrisson au chevalier.

– Vous êtes jeune, continua Marianne, etvous m’intéressez, bien que je vous voie pour la première fois.

– Vous êtes mille fois trop bonne,répondit le Gascon.

– Vous me rappelez un pauvre jeune homme,un cadet de Gascogne comme vous…

– Vraiment ?

– Qu’on a mis à la Bastille voicivingt-cinq ans, et qui y est encore.

– Et qu’avait-il fait ?

– Rien, ou presque rien. Il n’avait passalué une procession qui passait ; mais il avait été vu par leprésident Boisfleury.

Cette fois, le chevalier repoussa vivement latable sur laquelle, du reste, il n’y avait plus rien, et il se levaen disant :

– Ah ! mais, je ne veux pas aller àla Bastille, moi !

– Il le faudra bien, quand les sergentsvous viendront chercher, dit Marianne.

– Oui, mais je ne les attendrai pas.

– Et comment ferez-vous ?

– Je m’en vais partir tout de suite.

Et le chevalier boucla le ceinturon de sonépée et replaça son chapeau sur sa tête.

– Mais vous êtes mon prisonnier, ditMarianne.

– Ah ! c’est juste.

– Et je réponds de vous au président.

– Cela m’est égal, place !

Et il voulut écarter Marianne.

– Mais mon maître me chassera !dit-elle d’une voix lamentable en se plaçant devant lui.

– Je ne veux pas aller à la Bastille.

– Si encore…

Et elle le regarda d’un œil suppliant.

– Quoi donc ?

– Vous aviez l’air de me faireviolence.

– Hein ?

– Si vous cherchiez une corde par lamaison ?

– Bon !

– Et que m’ayant attaché les pieds et lesmains vous me missiez cette serviette dans la bouche.

– Tiens ! dit le chevalier, c’estune idée.

– Quand le président reviendrait avec lessergents, il me trouverait bâillonnée, garrottée et verrait quej’ai fait mon service jusqu’au bout.

– Eh bien, où y a-t-il unecorde ?

– Je vais vous en chercher une, réponditMarianne triomphante.

Et, en effet, elle revint peu après, munied’une corde, se laissa garrotter et bâillonner et fit signe auchevalier qu’il eût à déguerpir le plus tôt possible.

Celui-ci ne se le fit pas répéter, le mot deBastille avait répandu dans son esprit une véritable épouvante.

Et alors Marianne n’avait pas cru parler sijuste, car il y avait à peine six minutes que le chevalier deCastirac s’était élancé hors de la maison, quand le capitaine desgardes de S. A. R. le duc d’Orléans arriva avec quatremousquetaires, cherchant le chevalier de Castirac pour le conduireà la terrible prison d’État d’où on ne sortait que dix ou quinzeans après y être entré, quand toutefois on en sortait !…

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