La Femme immortelle

Chapitre 14

 

 

Revenons un peu en arrière, maintenant, etsuivons le marquis de la Roche-Maubert quittant lePalais-Royal.

De même qu’il y a des volcans couronnés deneige, il est des vieillards qui ont gardé sous leurs cheveuxblancs toute la fougue, toutes les ardeurs de la jeunesse.

Tel était le marquis de la Roche-Maubert.

Après une jeunesse orageuse passée à la courdu grand roi, le marquis s’était retiré en province.

Une jeune femme qu’il avait beaucoup aimée,une grande fortune, lui avaient fait oublier pendant un certaintemps Paris et Versailles.

Mais, un matin, le patriarche s’était éveilléveuf, avec des fils mariés et vivant loin de lui.

Alors le jeune homme avait reparu dans levieillard, et il s’était dit :

– Mes fils n’ont pas besoin de moi ;je suis vert encore, j’ai pour le moins vingt ans de vie :allons-nous amuser un peu à la cour.

Comment Dubois, ce laquais devenu cardinal,était-il le parent du noble marquis de la Roche-Maubert ?

C’était incompréhensible à première vue ;mais, en cherchant bien, on trouvait que le père dudit Dubois avaitépousé une demoiselle aussi pauvre que noble et qui était petitecousine du marquis.

Ce dernier, qui avait longtemps fait fi d’unesemblable parenté, s’en était souvenu lors de ce retour de jeunesseinattendu.

Dubois était cardinal, premier ministre, amidu Régent, et le marquis s’était dit :

– Voilà un homme qui semble fait toutexprès pour m’appeler son cousin.

Donc le marquis était venu à Paris ; ilavait vu Dubois, il lui avait ouvert sa bourse, et, Dubois quiétait toujours endetté avait accepté sans scrupule.

Voilà comment le marquis de la Roche-Mauberts’était trouvé l’un des commensaux du Régent cette nuit-là.

On sait le reste de l’aventure.

Le marquis s’était enivré dans ses propressouvenirs, puis, avec cet amour-propre que les vieillards partagentavec les enfants, il avait tenu à prouver au Régent que tout cequ’il avait avancé était parfaitement vrai et que le chevalierd’Esparron était l’amant d’une femme vampire, d’une goule, comme ondisait alors.

Car, à cette époque, le vampirisme avait déjàjoué un grand rôle.

Les gens qui s’abreuvaient du sang humainn’étaient pas des êtres de pure invention, si l’on en croyait tousles bruits de la ville et de la cour, et on citait même un princedu sang, qui ne devait sa beauté et sa vigueur qu’à des bainstièdes mélangés de sang de taureau et de sang humain.

Les princes aussi jouaient un rôle, en dépitdu scepticisme qui régnait à la cour.

Il n’y avait pas un quartier de Paris qui nerenfermât deux ou trois alchimistes essayant de faire de l’or, etpour le moins une sibylle qui voyait l’avenir à travers une carafeou dans un reste de marc de café.

Cela explique donc le succès qu’avait eu lerécit du marquis, succès encore augmenté par l’arrivée du chevalierd’Esparron.

Mais le triomphe même avait eu pour levieillard des suites funestes.

Après avoir endormi le chevalier, après avoirmis son cou à nu et montré la piqûre du vampire, le marquis avaitpris le médaillon et l’avait montré au Régent.

Ce médaillon représentait cette créatureidéale de beauté que le marquis accusait de s’être gorgée de sanghumain, qu’on avait brûlée, il y avait quarante ans, et quicependant ressuscitée de ses cendres, était toujours jeune ettoujours belle.

Et le marquis, en contemplant ce médaillon,avait senti comme une tempête d’amour monter de son cœur à soncerveau, et il s’était dit, en descendant ce petit escalier danslequel monseigneur Philippe d’Orléans l’avait poussé :

– Il faut que je la retrouve, il faut queje la revoie… et, si elle veut, je l’épouserai.

Il s’en allait donc, la tête brûlante, lesyeux enflammés, son vieux cœur bondissant dans sa poitrine, et ilse disait, tout en longeant la rue Saint-Honoré :

– Je vois bien pourquoi le Régent m’aordonné de me tenir tranquille et de ne point bouger de monhôtellerie.

« Le Régent s’est épris du portrait, et commeil est le premier personnage du royaume, que rien ne lui doitrésister, ni faire obstacle, il trouvera bien le moyen d’envoyer lechevalier à la Bastille, comme il m’enjoint déjà de ne pas sortirde l’hôtellerie de la Pomme-d’Or. Mais… nous verronsbien…

Et ce vieillard qui était loin d’avoir lasagesse d’un Nestor, s’en allait d’un pas leste et gaillard, le nezdans son manteau, le feutre sur l’oreille, faisant sonner contreles murailles le fourreau d’acier de son épée.

À pareille heure de la nuit les rues étaientdésertes.

Tant qu’il fut dans la rue Saint-Honoré, lemarquis ne rencontra pas un chat.

Mais comme il tournait l’angle de la rue del’Arbre-Sec, il s’arrêta un peu étonné, et force lui futd’interrompre un moment son rêve d’amour.

La rue était bruyante, animée ; lepopulaire, qui aurait dû être couché depuis longtemps, s’y pressaitavec curiosité et la porte de la Pomme-d’Or, l’hôtellerieoù le marquis était descendu était littéralement assiégée par unefoule empressée et curieuse.

Que signifiait donc tout cela ?

La Pomme-d’Or ne logeait que desseigneurs et des gentilshommes de province, ordinairement bravesgens qui venaient solliciter, passaient leurs journées àVersailles, rentraient exténués et se couchaient de bonneheure.

Quand le couvre-feu sonnait, il était rarequ’on vît encore de la lumière à la Pomme-d’Or.

Et cependant cette nuit-là les vitres del’hôtellerie flamboyaient ; les fourneaux étaient allumés, labroche tournait, une armée de marmitons allait et venait au milieud’eux ; César le Borgne, – tel se nommait l’hôtelier, –donnait des ordres avec le calme et la dignité d’un général en chefsur le champ de bataille.

– Que diable est-ce que tout cela ?s’écria le marquis de plus en plus surpris.

Il se fit faire place, il donna des coups deplat d’épée, parla haut, força des coudes, s’ouvrit un passage etfinit par entrer dans l’hôtellerie.

Alors, il vit au coin du feu, assis sur unescabeau, un homme d’environ cinquante ans, portant une richelivrée or et écarlate, qui paraissait surveiller avec attentiontous ces préparatifs.

César le Borgne lui dit :

– Monsieur le marquis, vous m’excuserez,mais je crains bien que vous ne dormiez pas cette nuit. Vous voyezquel remue-ménage.

– Qu’est-ce donc ? dit lemarquis.

– Monsieur que voilà, dit l’hôtelier enmontrant l’homme à la livrée écarlate, monsieur est l’intendant duprince margrave[3] de Lansbourg-Nassau.

– Ah ! fit le marquis.

– Et son noble maître, qu’il ne précèdeque de quelques heures, est sur le point d’arriver avec toute sasuite, et il me fait l’honneur insigne de descendre chez moi. Ilvient, dit-on, pour se marier.

– C’est donc un jeune homme ?

– Non, il a soixante et dix ans, réponditl’intendant, muet jusque-là.

– Bon ! pensa le marquis, je ne suisdonc pas le seul fou de cet âge.

Et il regarda curieusement l’intendant.

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